Il s'est passé quelque chose en Argentine au cœur du siècle dernier. Tandis que des militaires gominent le pays de populisme et de violence, un concours de circonstances familiales, sociales et culturelles accouche d'un petit groupe d'élite qui aère la langue espagnole et tend des ponts solides, aériens et discrets, entre l'Amérique latine et l'Europe. On y trouve Borges, Bioy Casares. L'un des piliers est une femme suprêmement chic, naturelle et mondaine, nommée Victoria Ocampo (1890-1979). La fondatrice de la revue SUR aurait voulu être romancière. Elle comprend vite que son talent d'écrivain est ailleurs. Victoria Ocampo deviendra témoin, le recueil de textes publiés rappelle qu'elle est une grande mémorialiste : elle lit bien, voit tout, éclaire ce qu'elle lit par ceux qu'elle voit. Jamais soumise, souvent bienveillante, c'est par le grain du souvenir qu'elle agit.
Voici Camus, après la guerre, dans les rues de New York : «Il se plaignait, sur un ton ironiquement sinistre, de devoir marcher en pleurant dans ces larges avenues ou ces rues étroites, à cause des "escarbilles" (minuscules morceaux de charbon) que, selon lui, on bombardait sur le passant sans défense et qui pénétraient dans ses yeux.» Elle rit de son exagération. Escarbille devient un mot qui les unit. Contrairement à d'autres, Camus n'est pas allergique aux gratte-ciel. Elle le trouve plus ouvert sur le monde que d'autres Français. Il lui répond : «N'oubliez pas que je suis aussi africai