Le 24 avril 1848 fut un dimanche de Pâques pluvieux. Ce jour-là, les Français - les hommes seulement - découvrent l'audace et les mystères du suffrage universel direct. D'un seul coup d'un seul, le nombre d'électeurs passe de 246 000 à 8 millions, une multiplication par quarante ! Les classes dominantes vacillent, s'inquiètent et s'emploient à semer les embûches. Elles doivent «apprivoiser le nouveau maître» qu'est devenu le peuple des électeurs, selon la formule sibylline d'Alexis de Tocqueville.
L’improvisation règne, ici ou là, des chapeaux ou des soupières font souvent office d’urne, les diversions, les pressions et les cas de corruption prolifèrent.
Mieux, pour conjurer leur peur, des notables font boire des électeurs le matin du jour J, dans l'espoir de pouvoir se prêter à toutes les manipulations. Un observateur des Alpes affirme que «les électeurs roulent dans le ruisseau». Dans la circonscription de Montreuil (Pas-de-Calais), en 1902, on estime la consommation d'alcool à 18 000 litres, soit 500 verres d'eau-de-vie par électeur ! En Bretagne, le député Olivier explique qu'un scrutin sans boisson «s'appelle une élection sèche». Mais un sénateur assure «qu'on boit d'une façon impartiale et des deux côtés».
Durant un siècle, les règles de cette percée démocratique vont faire l'objet de débats enflammés et de joutes politiques extrêmes. C'est qu'il manque une pièce essentielle à ce mode de scrutin : «l'invention de l'électeur».
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