Caché dans un champ, il a seul échappé à la grande rafle du ghetto et à la déportation. La guerre vient de finir et, tel un revenant, S. retourne dans les ruines de ce quartier désormais vidé de ses Juifs, sauf ceux du vieux cimetière avec «ses morts tous orphelins». Les autres habitants de la ville, eux, sont toujours là, ses anciens voisins comme ses amis d'enfance restés «sur l'autre rive du temps». «Après l'évidement des maisons, ils s'étaient précipités vers les cours juives, comme possédés, les avaient fouillées et pillées de fond en comble», écrit le survivant. Ils végètent, «gavés de leur butin», méfiants, repus, somnolents, comme le sont aussi les chats et les chiens de la ville «rassasiés du goût douceâtre du sang».
S. est donc seul avec son monde anéanti et ses milliers d'ombres. Il y a celles des rabbins, des instituteurs, des artisans, des boutiquiers, des colporteurs, des fous, etc. Il y a les ombres des gosses et celles des femmes dont beaucoup, «blondes et épanouies», auraient pu se fondre dans la population polonaise, «mais elles portaient en elle l'immémoriale tristesse qui proclamait leur identité». Les fantômes obligent : «Il savait qu'ils venaient à lui pour ne pas être oubliés. Ils ne partiront pas avant d'avoir laissé l'empreinte de leur être en lui. Il était prêt à les accueillir tous et à n'en laisser aucun de côté. Il ne bougeait pas pour les laisser entrer en lui les uns après les au