Le cœur, c’est une question d’oreille. Comment faire entendre celui des humiliés, des possédés, des terroristes ? Dans quelle lumière les observer ? De quel point de vue les raconter ? Et surtout quelles voix leur donner ? Défi vieux comme la littérature, qui la définit peut-être, qui dérive souvent, entre d’édifiants Charybdes et de démagogues Scyllas. Dostoïevski l’a relevé, au temps du nihilisme, plutôt bien. Le vide capitaliste, les bombes sans frontières, la grande névrose musulmane et la misère mondialisée le remettent sur le tapis violent, à prières et à romancer. Il paraît assez urgent pour que des romanciers l’affrontent en direct, avec plus ou moins de talent ou d’opportunisme, dans cette bouilloire idiote et infernale qu’on nomme l’actualité. De Jack-Alain Léger, alias Paul Smaïl, à Salim Bachi, les exemples français ne manquent pas.
Deux solides écrivains, Mathias Enard et François Vallejo, se coltinent à leur tour ces mille et une nuits sociales, religieuses, existentielles, terroristes, selon des perspectives différentes - mais en partant du même constat : sur cette planète devenue étroite, spéculative, contaminée et suractivée, dans ce monde qui renouvelle le XIXe siècle à l'ère des masses et à la vitesse des marchés, les pauvres et les jeunes semblent vivre leur destin comme «une maladie incurable» - c'est le Marocain exilé de Mathias Enard qui parle -, ou comme une mission - Vallejo imagine un doctorant en chimie «gaulois» islamisé, peut-ê