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TRIBUNE

J’ai compris que la poésie était le langage de mon deuil

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Le cahier Livres de Libédossier
David Grossman a perdu son fils durant les derniers jours de la deuxième guerre du Liban, en 2006. Il était en train d’achever Une femme fuyant l’annonce, son roman sorti l’année dernière en France, récit d’une mère redoutant la mort de son propre fils au combat. Dans ce présent texte, l’écrivain décrit le cheminement qui l’a mené à l’écriture de Tombé hors du temps, tentative poétique face à la perte.
publié le 25 octobre 2012 à 19h06

Un homme se lève soudain au beau milieu du dîner, quitte sa femme et part «là-bas», à la recherche de son fils mort. C'est ainsi, en partant de cette image et de ce mouvement, qu'est né en moi le livre Tombé hors du temps (1). L'homme parti chercher son fils ne sait pas où il va. Il laisse ses jambes le conduire. Il tourne des jours et des nuits durant autour de sa ville. Sa marche obstinée gagne chaque jour en intensité et son mouvement circulaire crée une sorte de champ magnétique qui agit sur la ville et sur ses habitants. L'un après l'autre, sans qu'ils puissent s'y soustraire, se joignent au marcheur infatigable ceux parmi les habitants qui attendaient peut-être un homme comme lui, un homme qui par la force puisée dans sa grande quête oserait défier la frontière entre «ici» et l'autre côté.

Ils marchent donc jour et nuit : un duc échappé de son palais et une ramendeuse de filets ; une sage-femme bègue et un cordonnier taciturne ; le chroniqueur de la ville qui prend des notes sans discontinuer et un vieux professeur qui résout des problèmes d’arithmétique sur les murs des maisons. De sa fenêtre lointaine, un homme furibond surnommé le Centaure les épie, enchaîné à sa table de travail et figé dans son impuissance à recréer son fils au moyen d’une histoire. Ils marchent côte à côte, s’évertuent à s’approcher autant que possible, autant qu’il est possible à un mortel de le faire, du lieu où la vie et la mort s’entrelacent.

Maintenant que le livre imprimé est posé de