Certaines vies sont si tragiquement compliquées qu'elles transforment en lourd collier d'anecdotes le récit qu'on pourrait en faire, comme si on avait le cou trop mince pour les porter. C'est pourquoi, lorsqu'il raconte celles de sa famille, l'écrivain Berlinois Eugen Ruge baisse un peu la tête et entame chaque nouvel épisode en disant : «En réalité, c'est plus compliqué, mais…» Mais il faudrait plus que du temps pour dire une épopée familiale qui débute dans les tranchées de la guerre de 14-18, se poursuit dans l'URSS de Staline, au goulag, au Mexique, pour finir dans une fiction berlinoise où, lorsqu'on lui apporte des fleurs pour son anniversaire, juste avant la chute du mur, le grand-père communiste s'écrie : «Va porter ces légumes au cimetière !» Il faudrait un sens du destin qui, s'il ne manque pas à l'Histoire, fait défaut à l'imagination.
Le cousin meurt de froid
Le premier roman de Ruge, Quand la lumière décline, publié cet automne en France (1), a eu un grand succès outre-Rhin (250 000 exemplaires). Imaginé d'après la vie des siens, dédié à eux, il obtient en 2011 le Deutscher Buchpreis, prix récent et populaire. Le phénomène est dû à la qualité du livre et au moment de sa publication. Vingt-trois ans après la réunification, l'Allemagne de l'Est, ce trou de terre grise rebouché un peu trop vite, inspire moins de nostalgie qu'elle n'attise de mémoire. Au cinéma, il y a eu Good Bye, Lenin !, la Vie des autres, puis Barbara. Plusieurs roman