C'était il y a longtemps. Trente ans en moyenne, trente ans environ. Les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes venaient de sortir, ils ressemblaient à la jeunesse de cette époque-là. On y retrouvait ce qu'on vivait, on pouvait les offrir comme une déclaration, aux gens qui lisaient. C'est-à-dire entre étudiants. De tout temps, les étudiants lisent, un peu. Ils apprennent. Ensuite, quand on est adulte, on ne lit plus, parce qu'on sait tout.
«Lire», intransitivement, c'est-à-dire des fictions, pas la peine de préciser. Comme «boire», forcément de l'alcool. Les Fragments d'un discours amoureux n'étaient pas une fiction, mais un manuel sublime et inutile pour percer les radotages de l'amour, pour comprendre qu'il est toujours bourrichon, toujours ratage de son objet. On avait donc beau savoir que l'amour est un discours, avec ses péripéties, ses digressions, ses clichés, ses étapes obligées, on tombait toujours dans le panneau. A peine les Fragments soulageaient-ils un peu la douleur. Par exemple, à «Errance», Barthes écrit : «Le long d'une vie, tous les "échecs" d'amour se ressemblent (et pour cause : ils procèdent tous de la même faille). X… et Y… n'ont pas su (pu, voulu) répondre à ma "demande", adhérer à ma "vérité" ; ils n'ont pas bougé d'un iota leur système ; pour moi, l'un n'a fait que répéter l'autre.» Et l'on erre ainsi de l'un à l'autre, un entre-deux qui est, dit Barthes, «l'Intraitable». C'est d'ailleurs une b