Si on voulait le saisir
«tel qu’en lui-même, dans la solitude de son travail et de son œuvre»,
il faudrait, dit Walter Benjamin, l’imaginer
«dans l’aube blafarde, ramassant avec son bâton des lambeaux de discours et des bribes de parole, qu’il jette dans sa charrette, en grommelant, tenace, un peu ivre, non sans laisser, de temps à autre, flotter ironiquement au vent du matin quelques-uns de ces calicots défraîchis : "humanité", "intériorité", "profondeur". Un chiffonnier à l’aube - dans l’aurore du jour de la révolution».
Si le chiffonnier, Siegfried Kracauer, avait eu à faire le portrait de Benjamin, il aurait utilisé les mêmes traits. Kracauer est l’autre Benjamin, le frère siamois. Les deux amis sont ensemble à Marseille. Connaissant le destin de milliers d’exilés juifs et antifascistes allemands, l’un a réussi à quitter le camp dans lequel il était interné, à Nevers, l’autre, en compagnie de sa femme Lili Ehrenreich-Kracauer, a pu sortir du Centre de rassemblement des étrangers d’Athis-de-l’Orne. Ils ont en poche un visa d’immigration pour les Etats-Unis, mais il leur manque des affidavits de sortie pour l’Espagne et le Portugal. Benjamin risque tout. «
Nous aussi, peu après lui, essayâmes à nouveau de rejoindre la frontière espagnole, mais fûmes arrêtés et obligés de retourner à Perpignan, où nous apprîmes qu’il avait été refoulé et s’était donné alors la mort. A Perpignan, nous étions près de faire la même chose ; moi en tout cas.»
Les Kracauer a