«Je n'ai vraiment aucune théorie concernant l'écriture des nouvelles», dit Raymond Carver (1938-1988) dès le premier texte de Grandir et durer, recueil d'entretiens, portraits et conférences réalisés de 1982 à 1988 par des intervieweurs divers. A première vue, c'est embêtant, vu que le livre lui aurait justement permis de développer son éventuelle théorie. A défaut de pensée élaborée, il a quelques petits trucs. Par exemple, comme l'éditeur commence sa lecture au début et laisse tomber si ça ne lui plaît pas, «garder le meilleur pour la fin» n'est pas une idée fameuse. Il faut aussi prendre conscience que les nouvelles «ne tombent pas du ciel», s'écrivent «comme une boule de neige qui dévale une pente, ça ramasse tout ce qui se trouve sur son chemin». Ce n'est pas autobiographique mais c'est «authentique». D'un entretien à l'autre, il arrive à Carver de se répéter (sa biographie, naturellement, est immuable), d'autant que les questions sont souvent proches. Mais ce n'est pas un défaut. Grandir et durer est aussi passionnant parce que l'écrivain américain prend cela en compte au fil des années, qu'il en arrive comme malgré lui à faire une théorie modeste non de l'art de la nouvelle mais de l'art de la nouvelle de Raymond Carver, ce qui est déjà très bien.
L'ancien alcoolique qu'on appela «le Tchekhov américain» a pris pour anti-héros des êtres d'un milieu auquel la littérature ne s'intéresse pas toujours,