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Libération
critique

Armes en peine

Les dégâts de la guerre dans les consciences vus par une batterie de psys
publié le 7 janvier 2015 à 17h16

La «drôle de guerre» est loin, la

«drone de guerre»

proche. Les combattants seront rivés à leurs écrans, aveugles aux massacres que causent les tirs de missiles de leurs aéronefs inhabités. A l’horizon 2040-2050, on aura mis au point des

«robots létaux autonomes»

, RLA, qui n’agiront jamais

«par désir de vengeance, sous l’emprise de la panique, de la peur ou de la colère»

, et épargneront aux hommes l’horreur de tuer ou d’être tués par les mains ensanglantées d’autres hommes. Fiction. Le drone télécommandé aussi provoque le

«retour du regard»

.

Comme l'écrit Guy Briole, «pas si facile qu'il y paraît de rentrer ensuite chez soi, vivre sa vie, quand le sang versé s'est figé dans les pixels de couleurs très vives et que ces images, surgies le plus souvent à des dizaines de milliers de kilomètres, vous poursuivent, même si vous gardez maintenant les yeux fermés pour tenter de les dissiper. Comme dans tout traumatisme, le regard est central, celui de la visée comme celui qui vise en retour et qui ne lâche plus. Le viseur se voit visé par sa cible qui, d'image, se fait présente d'être un homme, une femme, un enfant auquel on vient de donner la mort». Jamais on n'échappe aux dégâts psychiques et physiques de la guerre, quelle qu'en soit la forme.

«Laboratoire». Freud, se référant au premier conflit mondial, considérait que les névroses de guerre étaient des affections énigmatiques distinctes de l'hystérie et des névroses traumatiques de paix. C'est cette «énigme» que, dans une perspective freudienne et lacanienne, tente d'éclaircir la Psychanalyse à l'épreuve de la guerre. Toujours traumatisante, l'expérience des guerres y est envisagée comme un «laboratoire du psychisme», confronté aux conflits (ici de la guerre d'Espagne ou d'Algérie à la guerre du Kippour, des deux conflits mondiaux aux guerres civiles en Amérique du Sud ou aux «guerres locales» d'aujourd'hui), dont les formes et les modalités, tout en conservant la mort au centre, n'ont cessé de varier, au point d'«épouser la modernité» et de manifester «les traits de l'époque qui est la nôtre en ce début de XXIe siècle», à savoir : «le déclin du père et du nom au profit du chiffre, des fonctions et des procédures standardisées ; à la place de l'Autre, les Uns-tout-seul qui modifient le concept même de foules et de masses ; les écrans qui permettent de tout voir et de tout savoir…»

L'ouvrage a deux volets, «l'un clinique, l'autre épistémique». Dans le premier, c'est la parole recueillie durant la cure qui est restituée, celle d'analysants marqués par la violence d'un conflit armé, la captivité, les traces de ce qu'ont vécu leurs ascendants, ou encore la parole d'écrivains (Aharon Appelfeld, Imre Kertész, Paul Celan, Jean Paulhan). Dans le second, sont analysés «les facteurs inconscients en jeu dans les guerres». Double approche, donc : «ce que la guerre enseigne à la psychanalyse et ce que la psychanalyse peut enseigner sur la guerre».

On ne saurait synthétiser la trentaine de contributions qui composent la Psychanalyse à l'épreuve de la guerre. Plusieurs d'entre elles reviennent sur les arguments qu'en 1932 Freud propose à Albert Einstein, qui lui demandait s'il existe des moyens d'affranchir les hommes de la menace de la guerre. Le Viennois en cite cinq : le droit, la désintrication des pulsions érotiques et thanatiques, le refoulement, la potentialisation du Surmoi, le «traitement de l'identification», à savoir l'amour ou le renforcement de l'«l'identification imaginaire au semblable, du même au même, pour accroître le sentiment communautaire, qui s'oppose à la guerre». Puis communique son idée centrale : «Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.»

«Sacrifice». Francis Ratier, entre autres, juge les réponses de Freud «possibles et insatisfaisantes» : elles n'expliquent pas comment juguler les pulsions agressives et meurtrières, puisque celles-ci continuent à se déchaîner. C'est donc que «quelque chose en l'homme veut la guerre». Certes, la culture participe au «traitement, en chacun, de la pulsion de mort», mais ne la délie pas, ce qui le rendrait exsangue, des autres pulsions. Sans même considérer que «la guerre suscite aussi, parfois, souvent, l'enthousiasme, s'empare du monde et le rend fou, ivre de sacrifice, de la joie de tuer et de la rage de mourir», il faut reconnaître, ne serait-ce que parce qu'elle «entraîne de fulgurants progrès dans de nombreux domaines, modifie en profondeur les sociétés», qu'elle est dans la civilisation, car la civilisation «n'est pas le contraire de la pulsion de mort, ni même son frein, mais constitue plutôt son cheval de Troie, le lieu et le moyen de son déchaînement».

Aristote pensait que «le but de la guerre, c'est la paix». Mais comme la civilisation est allée sans fin de guerre en guerre, c'est la paix qui apparaît comme horizon fantasmatique, ou délire. Tout développement scientifique s'est plus ou moins perverti en développement des techniques de massacre. Aussi le seul misérable espoir qu'on peut avoir, c'est que science et technique fassent que, s'il demeure des victimes et des tués, il n'y ait plus, au moins, de bourreaux et de tueurs - autrement dit que de l'extermination de l'ennemi, «Personne» ne soit responsable, sauf un «Œil absolu» (Gérard Wajcman) qui du ciel surveille, calcule et élimine. Le drone Predator.