Comment raconter l'histoire aujourd'hui à des classes composées d'élèves aux origines très diverses ? Cette question devenue banale pour beaucoup d'enseignants, Serge Gruzinski la pose avec un vrai sentiment d'urgence. «Le défi se pose partout […] et l'on serait bien avisé d'y répondre avant que de nouveaux grands récits imposent, au nom d'une histoire mondialisée, la version des puissants du moment, ou que le récit national reprenne l'exclusivité.» Car l'auteur va à l'encontre d'une idée selon laquelle notre époque serait frappée d'amnésie. Bien au contraire, il estime qu'elle est saturée d'histoire mais d'une histoire fortement manipulée. Il propose ainsi en quelques pages une analyse remarquable de ces grands rituels que sont devenues les cérémonies d'ouverture des Jeux olympiques, qu'il s'agisse de ceux de Pékin (2008), de Londres (2012) ou de Sotchi (2014), dont la caractéristique commune est de ne plus être seulement un show télévisé mais aussi une leçon d'histoire. Ce fut particulièrement vrai de la cérémonie pékinoise dont l'orchestrateur était un cinéaste apprécié en Occident, Zhang Yimou, à qui l'on doit Epouses et concubines (1991) et Hero (2004).
Destin. Dans cette mise en scène faite en accord étroit avec les autorités de Pékin, le cinéaste revisite l'histoire chinoise autant pour justifier le pouvoir en place que pour présenter la République populaire de Chine comme l'héritière du destin exceptionnel de l'empire du Milieu.
La réécriture actuelle de l'histoire prend aussi des voies moins officielles. Les jeux vidéo dont l'auteur se montre un fin connaisseur y participent activement, de même que les séries télé mais aussi la littérature internationale, comme celle des mangas. Thermae Romae, par exemple, le manga de Mari Yamazaki (2008), présente un étonnant mélange, puisque son héros, Lucius Modestus, vit dans la Rome ancienne mais utilise des inventions réalisées dans le Japon contemporain grâce à de multiples voyages effectués entre les deux époques. La conclusion que tire Serge Gruzinski de ces multiples inventions est que des passés de toutes sortes s'affrontent aujourd'hui sur la planète entière, souvent à notre insu et de façon peu contrôlée. «Les cartes mémorielles sont partout en train d'être rebattues, davantage d'ailleurs par des artistes et des producteurs que par des historiens.»
L'historien doit être en mesure de proposer un autre type de réflexion sur le passé, à la hauteur des enjeux d'un espace mais aussi d'un public désormais mondialisé. Serge Gruzinski n'est certes pas le premier à insister sur le nécessaire dépassement des lectures eurocentrées. Mais il va plus loin en critiquant également les comparaisons trop étroites habituellement faites entre grandes civilisations - comme la Chine et l'Europe, fréquentes aujourd'hui - car l'important est de comprendre les liens de toutes natures qui se tissent autour de la planète. Il faut penser une «histoire connectée» qui s'intéresse aux regards croisés que se portent entre elles les cultures, et ce depuis le début de la mondialisation, c'est-à-dire à la Renaissance, quand les grandes expéditions maritimes hispano-portugaises ont relié entre elles les quatre parties du monde.
Heurts. Pourquoi s'intéresser à cette épopée ibérique ? «Parce qu'il faut changer d'échelle et d'époque pour comprendre les mondes mêlés dans lesquels nous vivons. C'est à partir du XVIe siècle que, pour la première fois, se sont rencontrés, heurtés et mélangés des êtres originaires d'Europe, d'Afrique, d'Amérique et d'Asie […]. Démarrent alors les grands métissages planétaires.» En retour, ces regards croisés nous aideront à mieux saisir ce que recouvre la notion d'«occidental» et à entamer une nouvelle approche de l'histoire européenne écrite à partir des interactions avec les autres continents. La plongée dans le XVIe siècle oblige aussi à affronter ces constructions religieuses et métaphysiques, d'une grande puissance et parfois d'une grande violence, si déroutantes pour nous. Ces croyances et ces messianismes de toutes sortes prouvent que depuis ses débuts la mondialisation n'a pas obéi qu'à des logiques économiques mais aussi à de terribles impératifs religieux. «L'histoire globale, c'est l'un de ses mérites, nous rappelle que les préoccupations, les obsessions et les fantasmes d'aujourd'hui ne sont pas seulement le produit de notre temps et de nos médias.»