Versailles serait-il une anticipation des problèmes écologiques auxquels doivent faire face aujourd'hui les sociétés contemporaines ? C'est l'intuition de Grégory Quenet, l'un des promoteurs en France de l'histoire environnementale. Il s'intéresse à l'histoire naturelle du château de Versailles et de son parc jusqu'à la Révolution française, c'est-à-dire qu'il s'efforce de comprendre les relations difficiles entretenues par la construction royale avec son cadre naturel. Car Versailles constitue à partir des années 1680 une implantation artificielle, à la population surabondante et grande consommatrice de ressources, dans un contexte naturel pourtant défavorable. «La croissance de Versailles a créé un décalage constant entre les besoins environnementaux de cette concentration humaine (en eau, nourriture, etc.) et un espace incapable d'y répondre et d'absorber ses rejets. Le château et la ville développent donc des réseaux de plus en plus longs et ramifiés - eau potable, eaux usées, énergie, transports. Pour gérer cet environnement de plus en plus étendu, l'administration modifie ses procédures et invente de nouveaux modes d'intervention et de gouvernement de la nature.»
Le problème le plus immédiat est celui de l’alimentation en eau. Si Versailles est en 1780 la onzième ville du royaume avec près de 50 000 habitants, elle ne compte ni source abondante, ni rivière, ni fleuve, cas unique pour une cité de cette dimension. Le site constitue de ce fait le plus grand chantier hydraulique de l’Europe moderne afin d’approvisionner en eau la ville royale et son château.
«Economie des tuyaux». Des ouvrages spectaculaires, servant à conduire ou plus exactement à monter l'eau de la Seine jusqu'à Versailles, sont construits, comme la célèbre machine de Marly, mais aussi un dense et complexe réseau qui, le plus souvent, perturbe les usages anciens des ressources hydrauliques. Le lien avec la nature n'est dès lors plus dicté par une économie morale soucieuse de prendre en compte les multiples intérêts en jeu mais par une «économie des tuyaux», rationalité administrative faite de chiffres, de croquis et de rapports d'inspection. La présence royale à Versailles impose donc un nouveau gouvernement de la nature. De quel type ? Le Versailles absolutiste est-il devenu le symbole d'un certain rapport français à l'environnement et au paysage, fait de géométrie et de soumission ? C'est l'idée défendue par la sociologue américaine Chandra Mukerji, qui estime que le château et ses parcs auraient servi de laboratoire pour la mise en place d'un Etat territorialisé exerçant sa domination sur la nature, l'ordre politique apparaissant comme une extension de l'ordre naturel. Grégory Quenet réfute cette idée, de même que celle d'une alternative obligée entre une prééminence des hommes ou du milieu physique. L'autorité du roi, pas plus que celle des sociétés d'aujourd'hui, ne s'est imposée à la terre et à l'environnement mais «elle a essayé de s'adapter à des difficultés qui n'avaient pas été anticipées, procédant par faux pas, réagencements, expérimentations au gré de dynamiques environnementales jamais maîtrisées».
L'obsession de la chasse. Un exemple probant de cette chaîne non maîtrisée d'événements naturels provoqués par l'action humaine est donné par la question du gibier, préoccupation essentielle d'une monarchie obsédée par la chasse. Jusqu'à son installation à Versailles, la cour se déplaçait d'un lieu à un autre, permettant une régénération régulière en animaux.
La pratique cynégétique intensive conduit dès le règne de Louis XIV à «un événement d'une portée écologique considérable et sous-estimée, l'extermination du loup en Ile-de-France», à laquelle il faut ajouter l'élimination des «bêtes puantes» (comme le renard). Il s'en suit ce que les écologues appellent une cascade trophique, c'est-à-dire des effets en chaîne provoqués par la disparition d'un prédateur. En l'occurrence, le nombre de cerfs et de chevreuils explose ainsi que celui des lapins. Cela favorise dans un premier temps la passion du roi pour la chasse mais, dans un second temps, cela conduit à un appauvrissement important de la biodiversité, avec en particulier un recul des arbres de grande taille.
Malgré des innovations permanentes dans la gestion du parc royal, les contraintes environnementales deviennent en fait de moins en moins gérables au cours du XVIIIe siècle, au point que certains conseillers du roi envisagent même l'hypothèse, peu avant la Révolution française, d'abandonner Versailles. «Le problème écologique est né.»