Il y a des gens qui ont tous les talents. C'est le cas de Melvin Van Peebles, homme aux multiples vies : cinéaste, acteur, producteur, écrivain… A 82 ans, le phénomène originaire de Chicago continue à s'agiter avec son groupe Laxative («pour faire chier les gens»).
Fort de quelques courts métrages, il débarque l'été 1960 à Paris, sur l'invitation de la Cinémathèque française. Il vit d'expédients avant de tomber sur la bande d'Hara Kiri. Il sera également chargé de traduire le fameux magazine Mad en français. Dans le mensuel Snatch,Van Peebles raconte comment Cavanna le recruta. «Pourquoi tu m'as pris ?» demande-t-il au cofondateur du journal satirique. «Parce que vous, les Américains, vous vous bougez et vous écrivez comme vous parlez», répond Cavanna. Rien de plus vrai au vu des histoires parues dans Hara Kiri et compilées dans ce livre qui ressort chez Wombat.
Bribes. De 1964 à 1966, Melvin signe «La chronique du gars qui sait de quoi il parle» et prépublie en grande partie le Chinois du XIVe. Nec plus ultra, la préface est d'André Hardellet, les illustrations de Roland Topor. L'objet n'en est que plus rare quand le style s'associe au grinçant.
A Paris, Van Peebles fréquente quotidiennement un bistrot. Un jour où il prend un verre, coupure de courant. Le patron sort les bougies, les clients se rassemblent autour d'une table et se mettent à raconter des histoires. La situation représentait un fil rouge idéal. Le troquet imaginé par l'auteur «fait le coin de l'impasse où ils ont installé les cinq réverbères modernes qui font bleu et de la rue où il y a la boulangerie avec le gros chat blanc qui s'attaque aux chiens et où la fille à la mobylette s'est cassé l'épaule». Le café s'appelle Mon Moulin, peut-être une allusion au moulin à paroles. Tour à tour, les personnages se lancent dans un monologue, la forme tenant du discours à bâtons rompus et le fond, parfois, du café du commerce.
La première histoire, celle du Chinois, donne son titre au livre. Il s'agit d'ailleurs moins d'une histoire que d'une silhouette familière, dont on évoque les habitudes et les bribes de vie. Puis il tombe dans l'oubli avec le temps. «Le Chinois était un pilier et, une semaine après sa disparition, il était encore le principal sujet de conversation au Mon Moulin mais, petit à petit, il se retira des propos. Et au moment de la deuxième grève d'électricité fin octobre, c'est bien ça ? Il avait disparu de la conversation.»
L'exploit pour cet Américain qui n'écrit pas dans sa langue natale est de parvenir à restituer le langage oral du café, de la pensée qui tressaute d'un sujet à l'autre. «Paris, ma foi, moi je trouve qu'on en dit plus qu'il n'y en a. A la fin du compte, j'ai bien vu que ce n'était pas le bout du monde comme j'aurais cru», juge un des interlocuteurs. On croirait entendre des habitants d'un quartier populaire. André Hardellet : «Le ton de la rue, le ton des petites gens, dont certains eurent une jeunesse qui valait beaucoup mieux que leur avenir, et qu'ils évoquent parfois.»
Délires. Il y a le strip-tease qui illumine les nuits d'un prisonnier juste en face de ses barreaux, le client qui voit dans le vin le ressort des victoires militaires, la longueur d'un Etat aux Etats-Unis évaluée d'après la terreur d'un Noir caché sous un pardessus dans un wagon réservé aux Blancs… On y pressent les délires imaginaires que peuvent parfois donner les conversations alcoolisées et conviviales. Ici, la panne d'électricité rapproche les êtres, l'intimité exceptionnelle les a transcendés.