Le titre sonne comme une provocation. L'auteur de cette passionnante radiographie de l'islam de France, Bernard Godard, prend à rebrousse-poil d'autres essayistes. A l'instar d'Edwy Plenel qui, dans son petit ouvrage Pour les musulmans (La Découverte), défendait l'année dernière la thèse inverse, c'est-à-dire que la «question musulmane» n'existait pas. Si la France a un «problème» avec l'islam, c'était d'abord, aux yeux de Plenel, une question de racisme, de rejet de l'autre et d'une société multiculturelle, et la faute à une histoire coloniale qui n'a pas été suffisamment revisitée.
Qu'il y ait ces ingrédients dans les polémiques que suscite la deuxième religion de France, c'est indéniable. Mais ils ne suffisent pas à démêler l'écheveau des causes qui ont conduit à ce que l'islam, «objet de peur, d'angoisse, de méfiance et d'animosité, sinon de haine», comme l'écrit Bernard Godard, soit un point focal du débat politique qui agite la France et l'Europe depuis une vingtaine d'années.
«La problématique de la visibilité dans l'espace public, de la persistance des affiliations à des pays étrangers, de la proximité - y compris de la part de nouveaux convertis - avec des versions littéralistes, voire violentes de la religiosité ou encore l'apparente impossibilité de créer une "école musulmane" européenne adaptée au cadre dans lequel vivent aujourd'hui des millions de musulmans sont autant de motifs qui légitiment cette "question"», argumente encore Bernard Godard.
Plus encore qu’hier, il est donc temps de comprendre, après les attaques terroristes du début 2015, ce qu’est l’islam et ce que sont les enjeux de son acclimatation en France et en Europe. Poser calmement les termes du débat, éviter les polémiques stériles et les stigmatisations inutiles s’impose. Précis, historiquement et sociologiquement documenté, le livre de Bernard Godard s’emploie justement à cela.
Référence. Sociologue de formation, cet ex-flic des renseignements généraux (l'un des premiers à s'intéresser à la montée de l'islamisme dès les années 90), chargé du dossier islam au ministère de l'Intérieur pendant de longues années, Bernard Godard tient, si l'on ose dire, l'histoire par les deux bouts. D'abord, en praticien de terrain et en conseiller de ministres qui fut un artisan de la mise en place compliquée du Conseil français du culte musulman. Puis, en analyste et en chercheur en sciences sociales riche d'une connaissance du terrain. L'auteur avait livré, en 2007, un premier ouvrage devenu une référence, les Musulmans en France, courants, institutions, communautés : un état des lieux. Sa parution scellait, à sa manière, la fin d'une époque.
«Solubilité». 2007 est, en effet, une année emblématique. Déjà passionnel et polémique, le sujet «islam» est devenu à ce moment-là hautement inflammable. Schématiquement, deux camps s'affrontent avec vigueur, ceux qui redoutent une supposée (et tout à fait fantasmatique) islamisation de la France et ceux qui combattent une islamophobie grandissante. Ainsi 2007 voit la naissance du site Riposte laïque (contre la supposée islamisation) et du Comité contre l'islamophobie en France, une association issue des réseaux des Frères musulmans. «Le débat sur la solubilité de l'islam dans la République est devenu plus âpre, souligne Bernard Godard. Les appartenances idéologiques des leaders d'opinion se sont affirmées, favorisant deux phénomènes : un glissement vers des expressions plus radicales et une sorte d'effet miroir entre groupes opposés. Les "islamo-gauchistes" et les "républicanistes" s'interpellent. Les premiers reprochant aux seconds leur utilisation dévoyée de la laïcité.»
Minutieusement, Bernard Godard reconstruit l'histoire. Il tord ainsi le cou à une légende tenace qui veut que ce soient les mollahs iraniens qui aient inventé le terme même d'islamophobie. L'auteur montre, en fait, qu'il est né dès le début du XXe siècle, en France, dans les milieux de l'orientalisme. C'est en Grande-Bretagne, en 1997, qu'il est officialisé, à travers un rapport («l'Islamophobie, un défi pour tous»), réalisé par un organisme, le Runnymede Trust, faisant la promotion du multiculturalisme.
Au-delà des polémiques, le livre de Bernard Godard décrit la complexité et la pluralité des constructions contemporaines de l'identité musulmane en France. En faisant toujours le détour par l'histoire et le terrain, il montre qu'il n'y a pas «un» islam de France, mais «des» islams, qu'il y a pas non plus une «communauté», mais différentes manières d'être musulman. Comment se déclinent-elles ? Du plus soft au plus radical, du plus citoyen au plus fondamentaliste. Mais le trait caractéristique de ces dernières années est bien l'émergence du salafisme, dont l'attrait est aujourd'hui exponentiel. «L'islam de rupture est représenté par ceux qui rejettent avant tout les voies possibles d'un islam composant avec la société environnante, écrit l'auteur. Contre toute attente, à côté d'un islam citoyen, fier de lui, […] émerge, à partir des années 2000, un islam fondamentaliste qui, puisant aux sources d'un wahhabisme, considéré il y a peu marginal, séduit ceux qui n'ont plus les repères de la religion parentale.» Cet «islam de rupture» bouleverse des équilibres déjà fragiles. Et rend encore plus urgente une indispensable intelligence de la situation et une action politique sur le long terme.