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Libération
Critique

Une bonne action ne reste jamais impunie

Les nouvelles de George Saunders, satirique et médusant.
George Saunders, à New York. (Photo Tim Knox )
publié le 18 février 2015 à 18h26

Dans Dix décembre, nouveau recueil de l'Américain George Saunders, on croise un garçon tenu en laisse, des grappes de jeunes femmes décoratives suspendues par un filin traversant leur crâne («elles sourient en se balançant dans le petit vent») et un chef de service engageant ses équipes à adopter «un état d'esprit positif» en imaginant «soulever un lourd cadavre d'animal tel celui d'une baleine». Comme toujours avec ce formidable nouvelliste, dont le talent a été salué aux Etats-Unis par David Foster Wallace et Kurt Vonnegut, la banalité de l'existence est traversée par des absurdités apposées en petites touches. Elles sont si légèrement farfelues, si subtilement décalées, qu'elles pointent les travers de l'Amérique contemporaine bien plus qu'elles n'anticipent un futur déjanté.

Tiraillements. Les personnages de Saunders sont des losers moyens, écrasés par la société de consommation, les dettes, le qu'en-dira-t-on, leur éducation. Parfois, ils se rebellent. Le plus souvent, ils gardent un optimisme volontariste que la vie se charge de leur renvoyer en pleine face, avec une ironie souvent grinçante, parfois attendrie. Comme dans «Tour d'honneur», où la jeune beauté du lycée, Alison Pope, trouve que «les gens sont fantastiques : En fait, elle adorait la ville entière. Ce si sympathique épicier, qui disposait ses laitues sur son étal ! Carol, la femme pasteur, et son gros fessier rassurant !» Jusqu'à ce qu'un déséquilibré sonne à sa porte pour tenter de la violer, voire la tuer «si, niveau cul, ça se passait mal».

Mais Saunders ne tombe jamais dans la facilité, et la jeune fille est sauvée in extremis par un voisin un peu minable («le pauvre garçon, on aurait dit un squelette avec une coupe mulet»), lequel hésite longuement avant d'intervenir, de peur d'être grondé par ses parents. «Merde, le nombre de règles qu'il enfreignait ! Il courait dans le jardin (mauvais pour le gazon)… sortait du jardin, sortait du jardin pieds nus, pénétrait sans permission dans la Zone secondaire, entrait dans l'eau du ruisseau pieds nus (morceaux de verre, micro-organismes dangereux).» Dans Dix décembre, la morale n'est pas toujours celle que l'on croit, et les tiraillements des personnages dignes des meilleurs satiristes du XVIIIe siècle.

Ainsi les tourments du narrateur de la «Chronique des Semplica Girls», père de famille vivant à crédit, qui enrage de ne pouvoir offrir aux siens les attributs de la richesse qu'il contemple chez ses amis - «un pont oriental rouge venu par avion de Chine», un appareil de massage des pieds, des lamas. «Un jour, j'en suis sûr, nos rêves deviendront réalité. Mais quand ? Pourquoi pas maintenant ? Pourquoi ?» Lorsqu'il gagne dix mille dollars sur un ticket à gratter, il suspend aussitôt une ribambelle de jeunes femmes dans leur jardin, ces Semplica Girls dernier cri. Ce qui rebute la benjamine de ses filles, qui les libère et précipite sa famille dans la ruine. Sous la plume de Saunders, une bonne action ne reste jamais longtemps impunie, qu'un homme résolu à sauver la vie de son prochain doive pour cela se suicider ou qu'un autre, voulant dénoncer son patron qui a abusé d'une collègue, ne réussisse qu'à perdre son emploi. Résumée ainsi, la mécanique semble cruelle, elle est pourtant pleine d'empathie. Les personnages sont toujours saisis dans une forme ou une autre de flux de conscience, journal intime ou monologue, qui entraîne une proximité amusée avec chacun d'entre eux. Le ton est souvent naïf, voire ahuri, et le discours contaminé par toutes sortes d'injonctions intériorisées, de noms de marques inventés (jeux vidéo, médicaments), de novlangue d'entreprise, voire de régurgitations de morale chrétienne. «Jésus possédait-il un circuit de voitures radiocommandées d'un hectare, avec des montagnes à gravir et un petit village qui s'éclairait la nuit ?» se demande un personnage en songeant au manoir d'une connaissance.

Rédemption. A deux reprises, des drogues destinées à trafiquer le langage font leur apparition : dans «Mon fiasco chevaleresque», un comprimé de «Medievox» donne à un employé de parc à thème une volubilité d'épopée médiévale, dans «l'Evadé de la Spiderhead», c'est le «Verbaluce» qui augmente le vocabulaire d'un prisonnier de droit commun «de quatre-vingts pour cent». Dans les deux cas, les substances en viennent à modifier leur comportement, les hissant à une hauteur morale insoupçonnée. Si le discours, chez Saunders, est toujours chargé d'indices sur l'effondrement de la civilisation, il reste aussi le lieu d'une rédemption. «La bonté n'est pas seulement possible, elle est notre état naturel», lit-on dans les remerciements en fin d'ouvrage.