Dans ce «récit d'un voyage d'exploration», sur les traces de son arrière-grand-père, la romancière Anne Weber, née en Allemagne en 1964, et parisienne de longue date, semble soucieuse de se dégager d'une double tentation. L'une serait de tirer avantage d'une illustre position. L'aïeul dont il s'agit, qu'elle décide de rebaptiser Sanderling (comme un nom de code qui aurait fait un bon titre pour son livre, s'il n'avait pas déjà été pris), fut en effet un ami important du jeune Walter Benjamin. Il s'appelait Florens Christian Rang, avait cessé d'être haut fonctionnaire - pour les vieilles familles allemandes, «ce que le sacerdoce et l'armée étaient pour la noblesse française» - afin de devenir pasteur à Poznan. C'était un philosophe. Selon un autre de ses amis juifs célèbres, Gershom Scholem, il était «l'incarnation du véritable caractère allemand». On peut lire cette appréciation dans la biographie de Benjamin par Bruno Tackels (Actes Sud, 2009), où on mesure combien Rang, pour son cadet de trente ans, était une figure paternelle rassurante et protectrice. En fait, se dit-on à la lecture de Tackels, si Florens Christian Rang n'était pas mort en 1924, à l'âge de 60 ans (d'un cancer de la moelle épinière), Walter Benjamin ne se serait peut-être pas suicidé en 1940. Ce n'est pas rien de compter dans sa famille un ancêtre pareil.
Mais justement, pour Anne Weber, ce n'est pas une simple histoire de famille. Elle est une enfant illégitime, dont ses grands-parents paternels n'ont jamais voulu entendre parler. «A quarante ans, j'ai vu pour la première fois des photos de ces gens. Ils étaient alors morts depuis longtemps.» Elle avait vingt ans quand son père lui a proposé de porter son nom. Elle a refusé. Son père, à qui elle dit incidemment avoir beaucoup écrit quand elle était enfant, manière d'exprimer éloignement et proximité, se montre assez désagréable lorsqu'elle évoque son intérêt pour Florens Christian. «Il dit : Tu veux t'inscrire dans la famille.» Puis : «Tu as été exclue de cette famille, voilà ton problème, et ça le restera toute ta vie.» Son problème, à lui, c'est le silence, celui de l'après-guerre en Allemagne. Il lui vient avec l'âge l'envie de rompre ce silence et le regret de l'avoir entretenu. D'un autre côté, il n'a aucune envie de voir étalé sur la place publique le passé nazi de son propre père. Est-ce pour cela que ses efforts pour sauver son grand-père Rang de l'oubli ont été vains ? Il avait peur de réveiller des fantômes plus récents ?
Anne Weber prend soin de ne pas limiter Vaterland à une question de filiation personnelle. Du moins, elle l'élargit jusqu'à se situer dans une perspective réellement historique. Les écrits de Sanderling, par exemple, contiennent-ils en germe l'horreur de ce qui va se passer, et qui se dresse entre l'intellectuel «excentrique» qu'il fut et l'Allemande qu'elle est, sans cesse renvoyée à sa «germanitude» ? Il arriva au philosophe de poser une question troublante, lors de la visite d'un hôpital psychiatrique : «Pourquoi n'empoisonnez-vous pas ces gens ?» Mais il est illusoire de rechercher des indices qui conduiraient une génération à une autre. Et beaucoup plus fécond d'explorer la singularité radicale de ce fou de Rang.