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Libération
Critique

Sous le signe de la Mouff’

Roger Grenier au fil des rues et souvenirs
publié le 1er avril 2015 à 17h06

La grand'ville… c'est ainsi que le XIXe siècle désignait Paris. La capitale du livre de Roger Grenier, c'est le Paris post-haussmannien avant que Malraux ne lui ait fait donner son coup de propre. Le Paris des dernières photographies d'Atget et surtout celles de Doisneau, de Brassaï et de René-Jacques. Une ville en noir et blanc sur fond de jazz, saisie en argentique et que l'on imagine encore - même à l'ère de la colorisation - dans la richesse de ses millions de nuances de gris.

Roger Grenier est originaire du Calvados où il est né en 1919. Bientôt centenaire, il est, selon le cliché habituel, la mémoire des éditions Gallimard. C'est surtout un écrivain qui enlève son lecteur. Paris ma grand'ville a la séduction des textes parisiens, dans une lignée, toute métropolitaine, qui va de Fargue à Réda en passant par le piéton sublime que fut Jean Follain, natif, lui, de Canisy en Basse-Normandie. Comme tout provincial, Roger Grenier est plus parisien que le natif de la Mouff' ou de Belleville. Il a choisi ici de parcourir la capitale en revenant sur les lieux qui ont jalonné son existence.

Pour être précis, Roger Grenier est un provincial par accident, car c'est rue Mazarine et rue de Flandres que sont nés ses parents, opticiens tous les deux. Parisien, Grenier l'est encore par son grand-père, prote aux Petites Affiches, journal d'annonces, dont le titre pointe les origines de la presse et le XVIIe siècle de Renaudot. Cette généalogie qui conjugue l'imprimerie et la lunette l'a comme prédisposé à une vie dédiée à la lecture et à l'écriture, du journalisme à l'édition.

Au fil des rues et des pages de ses vieux carnets d'adresses, Grenier retrouve des lieux restés parfois miraculeusement les mêmes. Ainsi en est-il rue de Flandres où, écrit-il, «Je suis tombé, sur un antique cimetière juif portugais, caché derrière un atelier et un garage. Il a servi de 1780 à 1810. Il ne mesure que trente-cinq mètres sur dix». L'écrivain a de plus le déménagement chronique, ainsi la ville semble-t-elle signer sa vie. Dans sa jeunesse, rue Mouffetard, il avait chiné sur un marché aux puces un exemplaire de L'Etranger, avant de devenir un intime de Camus ; rue Lemercier, il avait acquis la Pléiade de Baudelaire agrémentée d'une mystification de Pascal Pia, qui deviendra son maître et ami à Combat.

La Résistance et la Libération de Paris constituent une part importante de ce livre. Roger Grenier y conjugue littérature et reportage. On est à l'Hôtel de ville où commande Roger Stéphane, on assiste à la déroute des Allemands, à l'effervescence de la presse : Combat, Libertés, Volontés… autant de titres illustrant les femmes et les hommes qui en furent les acteurs. Bien évidemment, le lecteur curieux d'anecdotes et de portraits en croisera beaucoup. Ressurgissent des noms d'un autre temps, ainsi de l'abbé Brémond (1865-1933) auteur d'une Histoire littéraire du sentiment religieux en France, dont les parents de Grenier étaient les fournisseurs attitrés de ses pieuses bésicles : il habitait, comme il se doit, 16, rue Chanoinesse. On y rencontre aussi Rachilde hantant l'immeuble du Mercure de France ; avenue du Recteur-Poincaré, Gérard d'Houville alias Marie de Régnier, surnommée «le Tigre», et avenue Elisée-Reclus le médiatique Sacha Guitry.

Mais ce sont davantage les proches de Grenier qui ont la part belle : l’ami Claude Roy ; le Collège de pataphysique avec sa terrasse des trois Satrapes habitée par Prévert et Boris Vian. Le tout saupoudré des notes d’un éditeur qui ouvre malicieusement la coulisse littéraire : Gide en pantoufles, Aragon qui se plaint des vacheries d’Elsa ou Jean Genet ajoutant des obscénités aux dédicaces du service de presse de Montherlant.