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Critique

«Losers», pères sans repère

Avital Ronell passe l’autorité et le pouvoir au prisme des fils perdants, de Kafka à George Bush Junior
Georges Bush père, en juillet 2001 dans le Maine, accompagné de Jeb et de George Junior, ses «fils perdants», tous deux engagés en politique. (Photo J. Scott Applewhite. AP)
publié le 8 avril 2015 à 17h36

Table familiale, table de la loi. Le Père «peut se curer les dents ou les oreilles, tandis que les convives se soumettent à la sévérité de son règne». De son trône, il mène des «raids normatifs» contre les positions des enfants, envahissant leurs assiettes, modifiant leur corps, ajustant leurs manières d'être. Il leur «passe les lois» comme on passe les plats, «pour les enfoncer dans leurs gosiers délicats», et les ravale au statut de «réfugiés» qui «frémissent sous un épais manteau d'angoisse», de parasites. «Donnez-nous aujourd'hui notre effroi quotidien : on peine à imaginer la famille Kafka sortir manger au restaurant, alors que c'était ce qu'il aurait fallu faire pour desserrer l'emprise mortelle de l'heure du repas, lâcher prise. A la maison, à table, le petit Franz Kafka était dévoré vivant. Au moment où il écrivait la célèbre "Lettre au père", il avait déjà été réduit en miettes.»

Franz a des jumeaux, ou des sosies. Ils «affleurent dans les pages de Totem et tabou» de Freud, «élisent domicile dans le drame biblique ou le roman d'initiation», tel Isaac ou le Faust de Goethe. Ce sont les losers, les «fils perdants» qui «se mirent dans le reflet de l'hostilité» dont est faite leur histoire - une «horde improbable», littéraire et politique, à laquelle appartiennent aussi Georges W. Bush, Mohammed Atta, Oussama ben Laden («et peut-être quelques-unes des figures les plus célèbres du panthéon du rock, les vrais rois de la pop, qu'il s'agisse des copies d'Elvis ou de Michael Jackson»).

«Résidu». Il est banal de dire qu'historiquement les formes d'autorité sont attachées au pouvoir du Père. Mais il reste légitime de se demander ce qui s'est passé «lorsque la métaphysique a élevé "la métaphore paternelle" au rang d'autorité». Cependant, cette figure du Père, dans bien des sociétés, a reçu du plomb dans l'aile, s'est clivée, a été déboulonnée : qu'est-ce qui fait qu'elle «maintienne son emprise» ? On ne peut pas répondre en levant à nouveau les yeux vers les structures divines, magiques, coutumières, désormais évanescentes, qui la tenaient debout et lui donnaient son aura. Même si c'est plus difficile, il vaut mieux examiner les débris - l'héritage disséminé du patriarcat, le «résidu paternel» qui se trouve sous forme «spectrale» dans ce qui lie encore autorité du Père et autorité politique. Et donc regarder… du côté des fils (ou, si on veut, du Père, mais «via l'échec qu'il nous lègue»). C'est ce que fait Avital Ronell, icône de la philosophie américaine, dans Losers : les figures perdues de l'autorité : comment les valeurs associées au Père, héritées, reproduites, reniées, détournées ou détruites par le fils (bon ou mauvais perdant, bon ou mauvais vainqueur) continuent-elles à «marquer la limite où le politique rencontre la psychanalyse et soulève des questions de pouvoir» ou à faire comprendre «la défaillance du politique sous tous aspects» ?

«Hype». Autant avertir que les analyses de Ronell sont surprenantes. D'abord par le langage qu'elle utilise, mélange de lexique philosophique classique et de formules hype ou popu (telle idée lui «donne les foies», la psychanalyse revient toujours «pour mordre les fesses de la politologie phénoménologique qui pensait s'en débarrasser»). Par les ruptures de style (elle commente un propos d'Hannah Arendt sur le besoin des enfants «de compter sur l'autorité de ceux qui s'occupent d'eux…», puis s'arrête en plein milieu, ouvre un crochet pour dire : «Ecoute-moi, Hannah, t'es sûre de ça ?»). Les confidences (elle ne supporte pas qu'on lui propose d'aller prendre un café, s'excuse de «flancher» sous le poids de sa tâche…). Ou sa propre implication dans les «mises en scène politiques» qu'elle analyse. Elle indique par exemple que «l'affrontement entre le narcissisme et l'identification continue à informer la généalogie politique». Puis l'explique : la façon dont «on se libère d'un narcissisme original» détermine la nature des identifications par lesquelles le sujet «brise l'étau de l'isolement, reçoit une assignation politique et se voit équipé sur le plan éthique». Mais, avant, ironise sur sa propre «suridentification» : «Je suis Derrida, Lacoue-Labarthe, Kofman, et puis Pynchon et Rousseau, il ne m'arrive jamais de ne pas être Nietzsche, je suis Acker et Kleist, j'ai été Beckett lorsque je me suis transformée en Bettina von Arnim, et il m'est arrivé d'être Aretha Franklin, mais c'est une autre piste.»

C'est de manière bien subtile que Ronell construit sa mosaïque, en assemblant des tesselles «accordables» (Platon, Hegel, Goethe, Freud, Kafka, ou Lyotard, Nancy, Derrida, Blanchot et Levinas) et d'autres qui semblent «jurer» : Isaac, Benjamin Franklin, Martin Luther, George W. Bush… Les «meilleurs joueurs de l'année», outre Kafka, sont Arendt (à propos, par exemple, du rapport entre autorité et respect) et Alexandre Kojève, qui distingue quatre modèles d'autorité : Père, Maître, Chef (Leader), Juge. Ce qui est retenu de Kojève, c'est l'idée qu'il faut extraire de l'Etat l'autorité du Père, pour enfermer celle-ci dans les seules structures familiales (et ainsi «neutraliser le mythe fondateur de la famille»). La famille «dépend de l'ontologie paternelle (posant le père comme la cause, l'auteur, l'origine et la source de ce qui est)», mais l'autorité paternelle est une autorité «enracinée» (que les fils peuvent consolider ou déchiqueter), une «autorité du passé», laquelle ne peut convenir au domaine politique, qui, lui «dépend de l'autorité de l'action (dans le présent)» et de la capacité à élaborer des projets pour le futur. Son modèle est celui de Chef et du Juge - peut-être du Médecin, avance avec précaution la philosophe américaine, en rappelant ses derniers et émouvants échanges avec Derrida - mais à la condition que l'impartialité de l'un et la projectualité de l'autre composent au moins une «promesse de justice».

«Angoisse». Avital Ronell, après avoir établi «une brève cartographie discursive de qui a dit quoi concernant l'Autorité», ne tranche guère (ne voulant pas elle-même apparaître comme une «autorité»), ni ne propose une «bonne» conception de l'autorité, protectrice, «soignante» et apte à renforcer la puissance d'agir de chacun, dans la mesure où elle est consciente que l'actuelle et «implacable angoisse du politique» peut laisser subrepticement ou «autoritairement» s'installer des formes d'autorité bureaucratiques, industrielles, technologiques qui ne portent en elles ni respect ni équité. «Il est si aisé d'être mineur», disait Kant. Eh oui, c'est peut-être là que le bât blesse : la peur de la responsabilité est telle, la «concordance entre les empreintes du politique et celles de l'existence» si labile, qu'on accepte toujours que reviennent comme des fantômes les «figures perdues de l'autorité».