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Libération
Critique

Eucalyptus now

Le héros de l’Australien Tim Winton veut oublier le passé, mais un enfant survient
publié le 22 avril 2015 à 17h06

Les héros de l’Australien Tim Winton (né en 1960, photo AFP) savent se comporter dans la nature, la mer, le désert, la forêt. Il leur faut de l’espace. On a bien aimé naguère Fred Scully dans

la Femme égarée

. Voici Tom Keely, l’homme égaré de

Refuge

. Cette fois, on ne va pas quitter la ville. Partir en canot surprendre un balbuzard dans les marais ou rejoindre la plage à bicyclette n’est pas quitter la ville. Il y a de l’eau partout, et des jetées

«qui ressemblent à de longs doigts»

. Il s’agit de Fremantle, sur la côte ouest de l’Australie. Un pont plus loin, c’est Perth. Il circule tellement d’odeurs dans le roman - eucalyptus, citronnelle, hasch, algues et diesel - qu’on a l’impression d’être en plein air. Même quand Keely est reclus dans son deux-pièces, des effluves de curry lui parviennent.

Keely va bientôt être quinquagénaire et il n'est pas en forme. Le début de Refuge en rappellera bien d'autres, la gueule de bois, la migraine, les cachets avalés dans la cuisine, la lumière qui tue et le manque de courage pour sortir, la solitude radicale. La différence avec d'autres livres, d'autres héros mal en point, c'est que Tim Winton a du vocabulaire pour détailler le marasme. Et puis Keely, dans son malheur, a un handicap, ou un avantage romanesque, que d'autres n'ont pas : il lui arrive des choses incompréhensibles. Qu'est-ce que c'est,ce coin de moquette trempée dont il ne sait absolument pas d'où ça peut venir ? Une fuite ? Impossible, il habite au dixième et dernier étage d'une tour, et le plafond est sec. Keely perdra connaissance à plusieurs reprises au cours de l'histoire, et se retrouvera par terre, chez lui, au supermarché ou chez sa mère. Le cœur, probablement.

Pugilats. Même avant de vendre son ordinateur afin de gagner quelque argent et de pouvoir financer son suicide au double expresso, il ne lit pas ses mails. A part sa mère et sa sœur, banquière à Londres, il refuse tout contact avec le passé. Evidemment, il ne s'est pas écoulé trois chapitres qu'il tombe sur une voisine et son fils. Gemma et Kai. Gemma Buck est une vieille connaissance, et Kai un gosse de 6 ans qui est en réalité son petit-fils. Autrefois, à Blackboy Crescent, le quartier populaire où Keely a grandi, Gemma et sa sœur étaient de pauvres gamines qui venaient se réfugier chez les voisins. Buck père buvait et battait sa femme. «Vous étiez les seuls. A ne pas abuser de nous», se souvient Gemma Buck. Neville Keely, pasteur, était un homme bon, toujours prêt à s'interposer dans les pugilats du voisinage. Il est mort jeune, laissant les qualités de son épouse s'épanouir encore. Belle, intelligente, courageuse : «une femme adorable, une sainte», estime son fils, qui aimerait pourtant qu'elle le laisse s'autodétruire en paix.

Notre Keely, dans son ancienne vie, était un homme connu, quelque chose comme le porte-parole des écologistes. Il passait souvent à la télévision. Il a été viré, sa mère lui annonce une réhabilitation possible, on n'en saura guère plus, sinon qu'il s'intéressait aux espèces protégées. Si on y pense, les êtres humains sont de drôles d'oiseaux pour les âmes charitables. Ainsi, les petites Buck étaient envahissantes aux yeux de l'enfant qu'était Keely. «Mais ces deux filles appartenaient à une espèce protégée : elles avaient des ennuis chez elles, alors il fallait faire des concessions.»

Charité. Gemma Buck a de nouveau des ennuis. Sa fille est en prison. Le père de Kai est un dangereux junkie. Les Keely vont-ils de nouveau servir de refuge ? Keely n'est pas un homme d'action comme l'était son père, mais le petit garçon, Kai, le bouleverse, avec ses obsessions morbides, ses remarques étranges, ses cauchemars. Mrs Keely mère, de son côté, pense désormais que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ce genre. Gemma Buck s'en rend compte. Alors, sur qui s'appuyer ? «Moi-même, ça suffit pas.»

Refuge est un grand roman déglingué qui ressemble à ses personnages. Tim Winton met une sorte d'honnêteté professionnelle à ne pas en faire un thriller, un peu comme Keely n'est pas prêt à n'importe quelle concession. «Tu as déjà songé à te remettre à l'enseignement ? Je ne pourrais pas, dit-il. Même moi je vaux mieux que ça.» Les meilleurs moments sont contemplatifs, la vue sur l'océan Indien ou sur les cacatoès rose et gris dans les dattiers, les promenades sur le quai la nuit.

Tim Winton, «Refuge», traduit de l'anglais (Australie) par Laetitia Devaux, Rivages, 496 pp., 23 €.