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Libération
Critique

Liberté, égalité, dignité

La morale politique du philosophe américain Ronald Dworkin
Ronald Dworkin en mai 2009. (Photo David Shankbone. Flickr)
publié le 22 avril 2015 à 17h06

Sans doute serait-il séant de rendre justice aux hérissons, et de les protéger, en installant des passages cloutés sur les départementales. Mais il ne s'agit pas d'animaux ici, malgré la présence de renards. Si on croit un vieux poète grec, Archiloque, et le grand philosophe Isaiah Berlin, qui a repris l'apologue, les renards, ce sont les hommes et les femmes qui «savent de nombreuses petites choses», poursuivent des buts divers et parfois contradictoires, aiment la variété chaotique du monde, et les hérissons ceux qui «n'en savent qu'une, mais grande», qui tentent toujours de ramener la multiplicité des phénomènes à un principe central, une unité.

Dans son dernier livre - qui a valeur de synthèse de toute son œuvre, sinon de legs, puisqu'il l'a terminé quelques mois avant sa mort à Londres, le 14 février 2013 -, le philosophe américain Ronald Dworkin, l'«autre John Rawls», se range assurément du côté des hérissons, minoritaires aujourd'hui, «naïfs ou insensés et même peut-être dangereux». La thèse qu'il défend dans Justice pour les hérissons se dit d'un mot, un peu abrupt : il y a une «unité de la sphère axiologique», ou une «unité des valeurs éthiques et morales». Mais celle-ci exige, pour être soutenue, l'exploration approfondie de tout un réseau de concepts interconnectés : droit, responsabilité, liberté, égalité, justice, morale («les normes morales prescrivent la manière dont nous devrions traiter autrui»), éthique («les normes éthiques prescrivent la manière dont nous devrions vivre nous-mêmes»), politique, démocratie. C'est la façon dont Dworkin a organisé cet ensemble - contre le scepticisme, le relativisme, le positivisme juridique - qui a fait de lui l'un des plus notables philosophes politiques de notre temps.

Vietnam. Né en 1931 à Worcester (Massachusetts), Ronald Myles Dworkin, après des études à Harvard, travaille comme collaborateur d'un juge d'une des cours d'appel fédérales des Etats-Unis puis comme avocat d'affaires auprès du cabinet new-yorkais Sullivan & Cromwell, avant de devenir professeur et d'enseigner la philosophie du droit et de la politique à Yale, à Oxford et à la Law School de la New York State University. Acteur de la vie politique (il défend notamment l'objection de conscience pendant la guerre du Vietnam, le droit de mourir dans la dignité ou les programmes de «discrimination positive») et intellectuelle (il publie des centaines d'articles dans la New York Revue of Books), Dworkin entre avec éclat dans le débat philosophique international en 1977, avec son premier livre, Prendre les droits au sérieux, (Puf, 1995) : il y critique l'exclusion des considérations éthiques de la sphère du droit, et soutient qu'en deçà des droits juridiques, exprimés dans les normes reconnues par chaque communauté, il existe des droits moraux qui préexistent aux législations.

Il restera toujours fidèle à cette idée, en l'étendant à tout le domaine de la politique, jusqu'à élaborer une forme morale de «libéralisme» - n'ayant rien à voir avec le «laissez faire» ou la soumission aux lois du marché - capable de faire tenir ensemble la «vague mais puissante» idée de dignité humaine, d'origine kantienne, et la «plus familière» idée d'égalité politique. Il s'opposera à l'utilitarisme, au communitarisme radical (qui loue la communauté mais oublie les libertés et les responsabilités individuelles), mais aussi aux conceptions de Rawls, auxquelles il reproche de séparer politique et éthique. Son propos est d'élaborer les «principes directeurs» qui pourraient régir des «théories acceptables de la justice distributive».

Il les résume dès les premières pages de Justice pour les hérissons, un livre très dense, qui émerveille par le style argumentatif presque «parlé», très fluide, propre à la philosophie analytique : «Aucun gouvernement ne peut être légitime s'il ne souscrit pas à deux principes suprêmes. En premier lieu, il doit se soucier de la même manière du destin de toutes les personnes qu'il prétend gouverner. En second lieu, il doit pleinement respecter la responsabilité et le droit de chacun de décider pour lui-même comment faire de sa vie quelque chose de valable.»

Si tous ont droit à un égal respect et une égale considération, et s'ils sont libres et responsables du genre de vie qu'ils estiment «bon» pour eux, les individus ne sont cependant pas responsables de «leur patrimoine génétique ni de leurs talents innés», ni de «la chance ou la malchance», ni tout à fait de ce qui «détermine leur place» dans le système socio-économique. C'est pourquoi, note Dworkin, «quelle que soit la somme des qualités» d'une personne, «de son talent, de sa personnalité et de sa chance», les ressources et les possibilités qu'elle trouvera sur son chemin «dépendront des lois du lieu où elle est gouvernée». Il faut donc que la loi et les dispositions juridiques elles-mêmes répondent aux «principes directeurs» énoncés par le philosophe, et fassent en sorte, par exemple, que les ressources ou les opportunités dépendent de la façon responsable dont un individu a agi et non des (dé)faveurs qu'il a reçues du sort. C'est là, évidemment, que les difficultés commencent, car, pour que ces principes demeurent cohérents entre eux, il ne faut pas, ainsi que le voudraient les renards, qu'ils découlent de valeurs multiples et variables selon les circonstances, mais d'une valeur unitaire chère au hérisson, et qui est, pour Dworkin, celle de l'égalité.

Pour l'établir, le penseur américain déploie une somme d'arguments aptes à éliminer ce qui rendrait les valeurs conflictuelles. Aussi met-il sur pied des théories qui permettent de concilier justice et loi (puisque «rien ne garantit que les lois soient justes», il faut concevoir la loi non comme «un ensemble de règles susceptibles d'entrer en conflit avec la morale, mais comme étant elle-même une branche de la morale»), justice et liberté, liberté et égalité : «Vous ne pouvez déterminer ce qu'exige la liberté sans déterminer en même temps quelle forme de distribution des ressources et des chances montre un souci égalitaire pour tous. La vue populaire selon laquelle les impôts empiètent sur la liberté est fausse dans cette version, à condition que ce que le gouvernement vous prend soit justifié pour des raisons morales, de sorte qu'il ne vous prenne pas ce que vous êtes en droit de garder.»

«Il pleut». Une morale politique ainsi constituée ne «tient» évidemment qu'à condition de montrer qu'il y a une «vérité des valeurs», autrement dit qu'une valeur est «juste» comme une théorie est «vraie». Cette vérité ne dépend ni des opinions (le fait de «torturer des bébés pour le plaisir» est inique en lui-même, et pas seulement parce que les gens le considèrent tel), ni de l'adéquation avec les faits (au sens où dire «il pleut» est vrai si, de fait, il pleut), mais de l'argumentation substantielle qui peut être produite en sa faveur. «Le domaine moral est un domaine d'argumentation et non de faits bruts.» Autrement dit, nos jugements de valeur peuvent prétendre à une vérité objective, indexée à la faculté de produire des arguments valables et les justifier dans ce que Habermas nomme la «sphère publique». Cela n'a cependant rien à voir avec une simple rhétorique, car exprimer un jugement moral implique la mise en jeu de la responsabilité : la vérité morale est ce qui est pensé «réellement» et de façon responsable, et donc, déjà, un exercice de liberté.

Ce que veut au fond indiquer Ronald Dworkin, c'est qu'on doit «prendre au sérieux» notre responsabilité, et, par là, notre dignité. «Il nous faut reconnaître au premier rang de nos intérêts personnels l'ambition de faire de notre vie une bonne vie, une vie authentique et digne plutôt que mesquine et dégradante. Il nous faut en particulier chérir notre dignité.» La notion a été certes «avilie par un usage hypertrophié», et «chaque homme politique fait mine d'y souscrire». Mais la tâche de la politique, c'est de la garantir. Et faire qu'elle demeure le socle fondamental sur lequel, s'il est maintenu solide, peut se bâtir une société de justice.