Freud a-t-il eu une relation plus qu’épistolaire avec sa belle-sœur Minna, la jeune sœur de Martha Bernays, son épouse ? La proximité des prénoms a d’ailleurs parfois contribué à la confusion du débat sur la place réelle ou fantasmée des sœurs dans le cœur du grand homme.
Les lecteurs de ce demi-siècle d'une correspondance particulièrement intéressante, tenu compte de la célébrité du scripteur, devront se faire une idée personnelle sur la rumeur qui a enflammé non seulement les historiens de la psychanalyse mais inspiré aussi nombre de romanciers. Pour une raison relativement simple en première analyse : cette correspondance - déposée aux «Sigmund Freud Archives» à Washington et à Exeter, en Grande Bretagne - n'est pas complète, nombre de lettres ayant été perdues ; le conservateur des archives a en outre révélé que Minna Bernays en aurait elle-même détruit certaines. Cette correspondance aurait été ainsi possiblement expurgée des lettres les plus compromettantes entre la «très chère petite sœur» et son «Sigi chéri». La seconde raison, c'est que, depuis cinquante ans, les différents spécialistes et contemporains de Freud, dont Jung, Marie Bonaparte, Ferenczi, Ernest Jones et bien d'autres par la suite, n'ont que partiellement révélé le secret de la relation Freud/Minna… faute de le connaître eux-mêmes en totalité.
La préfacière de ce volume, l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco, penche pour la thèse d'une sorte d'amitié amoureuse entre Minna, la «deuxième épouse» de Freud et ce dernier. Elle écrit : «Parler de la sexualité et de l'amour devient alors pour lui, le temps passant, beaucoup plus excitant que l'acte lui-même» (il s'agit de l'abstinence à laquelle Freud s'est contraint après la naissance de ses six enfants). Explication qui convaincra les seuls convaincus… Quant au psychiatre et professeur de médecine allemand qui a établi cette édition, Albrecht Hirschmüller, s'il reconnaît la très probable jalousie entre les deux sœurs et s'il mentionne que tout le monde savait que, dans l'appartement des Freud à Vienne, il fallait passer par la chambre à coucher de Sigmund et de Martha pour accéder à celle de Minna (marque de la proximité du trio), il dénie l'hypothèse d'une relation sexuelle scandaleuse qui aurait, dit-il, discrédité la crédibilité scientifique de Freud (raison pour laquelle ce dernier se serait abstenu de «consommer»).
Potins. Son explication est qu'il s'est agi dans «tout ce bruit pour rien» d'une sorte de «Freud-bashing», même à distance. Une hache de guerre du roman familial de Freud et de la psychanalyse qui ne sera donc jamais déterrée. Il est en tout cas passionnant pour le lecteur d'en juger par lui-même et de découvrir un Freud familier, mutin, caustique, cancanier (passionné des potins familiaux et amicaux), fauché au début de sa carrière (Minna renflouait le budget du ménage à l'occasion), en colère, jaloux lui-même…
Jusqu'à sa mort en 1939, Freud, sa femme et sa belle-sœur ont vécu sous le même toit, à partir du mariage de Freud, partageant tout, affaires de famille, soucis d'argent, préoccupations sur la santé des enfants, etc. En revanche, les lectures et les voyages étaient le terrain commun des seuls Freud et Minna ; Martha n'aimant pas les voyages, elle restait s'occuper des enfants et c'est alors une correspondance quasi quotidienne qui les liait tous les trois. C'est d'ailleurs au cours d'une de ces escapades avec Minna que Freud a inscrit - acte manqué ? - sur le registre d'un hôtel «Doctor Freud u Frau», rappelle Elisabeth Roudinesco dans sa chaleureuse préface qu'elle a intitulée «Pour l'amour de Minna».
Mais au fond peu importe la réalité ou non du passage à l'acte (seule l'hypothèse non confirmée de l'avortement clandestin de Minna écorne l'image du grand homme). Car, comme c'est souvent le cas, le non-dit est aussi intéressant que le dit et le surligné. Selon Roudinesco, ce n'est d'ailleurs pas parce que Freud aurait eu une liaison charnelle avec sa belle-sœur - avec la complicité tacite de Martha - que cela aurait fait de lui «au mieux un personnage de Feydeau et au pire un pervers incestueux, narcissique, manipulateur».
Lévirat. Il ne s'agissait pas en effet d'un vaudeville ! Mais Freud n'a certainement pas été non plus un «pervers incestueux manipulateur» pour la bonne et simple raison que coucher avec sa belle-sœur n'est en rien incestueux ! Tout au moins dans le sens classique où l'on entend l'inceste : une belle-sœur n'est en effet pas du même sang et une telle relation a même été prescrite dans nombre de sociétés en cas de veuvage (c'est l'équivalent du lévirat) ; elle est relativement fréquente de nos jours après un divorce. Il ne s'agit donc pas d'un inceste du premier type pour employer l'expression de l'anthropologue Françoise Héritier. Mais il est une autre hypothèse, bien plus intéressante, au terme de laquelle le père de la psychanalyse se serait rendu coupable d'un inceste autrement plus grave, l'inceste du deuxième type, même si Freud ne connaissait évidemment pas l'expression. Car, à défaut de nommer le fantasme, Freud en avait évidemment la connaissance et l'interprétation. C'est le suivant : un homme qui a des relations sexuelles avec des sœurs les fait, en quelque sorte, coucher entre elles. Or, l'homosexualité entre sœurs est évidemment autrement plus complexe, voire pathogène, que l'homosexualité elle-même.
On sait que Minna est restée célibataire. Quant à Anna, la fille de Freud, au cours de son analyse avec son père, elle décida enfin de vivre ouvertement avec Dorothy Burlingham, sa compagne de toujours, amie de Minna et ex-analysante de Freud. «Bien souvent, dans ses rêves, elle se souvenait de Minna et de Martha, deux sœurs inséparables qu'elle jalousait depuis son enfance», écrit Roudinesco au terme de sa préface. Deux sœurs dont Freud avait peut-être redoublé le lien.