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Libération
Interview

Téhéran hors du rang

Rencontre avec Ramita Navai, autour de ses portraits d’Iraniens
Parmi les évocations de Téhéran de Ramita Navai, les feux de joie de Chahardshanbeh, un rituel païen que les autorités n’ont pas réussi à interdire (ici en mars 2004). (Photo Reuters)
publié le 22 avril 2015 à 17h06

Le plus intrigant peut-être, quand on commence à lire, c’est qu’on n’arrive pas à savoir si on est dans une nouvelle ou dans un reportage. A la fin du livre, Ramita Navai explique comment elle a travaillé. Cette levée du secret de fabrication n’ôte rien au livre, au contraire. L’auteur de ce récit dense et profond est une journaliste de 43 ans qui a été documentariste et correspondante du

Times

de Londres à Téhéran. Originaire d’Iran mais élevée en Grande-Bretagne, elle a travaillé dans la capitale iranienne entre 2003 et 2013.

Son livre est un portrait de Téhéran et des Téhéranais d'aujourd'hui. Il raconte la vie sous une dictature religieuse. Les gens vivent et s'arrangent comme ils peuvent. Il arrive même que certains prospèrent. Mais tous mentent, d'où le titre du livre : Vivre et mentir à Téhéran.

Il y a Somayeh, jeune fille pieuse et intelligente, embarquée dans un mariage qui se révèle atroce, Amir, dont les parents, militants de gauche, ont été pendus, un trafiquant de drogue cinéphile, une prostituée de luxe dont le plus fidèle client est un haut dignitaire religieux, un vieux bandit d’honneur, toujours amoureux de sa femme…

Le livre est composé de huit récits, chacun construit comme une nouvelle, avec une intrigue, une tension et une chute, parfois brutale. On y découvre des histoires de mariages arrangés, d'addictions à toutes sortes de drogue et aux chaînes satellites étrangères. Beaucoup de sexe aussi. «A Téhéran, le sexe est un acte de rébellion. Une forme de résistance. Le seul moyen pour la jeune génération de conquérir un espace de liberté.» On rencontre des étudiants accros aux films d'auteurs français et des jeunes gens tellement désespérés par les mollahs qu'ils se convertissent au christianisme ou au zoroastrisme, au péril de leur vie.

Le Téhéran de Ramita Navai, ce sont aussi des images. Un jeune homme qui «allume son ordinateur et lance un enregistrement du Requiem de Mozart. Un vieux monsieur élégant le rejoint pour écouter la musique sublime qui s'élève au-dessus de la clameur urbaine». Les feux de joie de Chahardshanbeh, un rituel païen que les autorités n'ont pas réussi à interdire. Un boui-boui qui sert des petits-déjeuners d'abats de mouton à une clientèle d'employés de bureau, de randonneurs rentrant d'un trek, d'adolescents ricanants et de filles aux pupilles dilatées par l'ecstasy. Et puis le parfum âcre de Téhéran, «un mélange d'odeurs de boules antimites, d'herbes séchées, de terre et d'essence». Et, partout, l'attachement des Téhéranais à leur ville, chaleureuse solidaire, indiscrète, parfois mortifère. C'est étonnant, souvent drôle, tragique, parfois romanesque.

Farideh est une des figures les plus touchantes du livre, une bourgeoise humaniste et laïque, que tout oppose au régime, mais qui n'arrive pas à quitter le pays. Après avoir passé deux mois à Londres, elle n'y tient plus. La voilà de retour à Téhéran. Elle passe «devant des étals débordant des fruits d'automne jaunes et orangés : citrons, coings, kakis. Toute cette confusion, cette clameur, le parfum d'agneau grillant sur les charbons, les mûriers et le jasmin, la poussière… jamais elle n'aurait imaginé éprouver un tel soulagement».

Ramita Navai, elle, ne sait pas si, après ce livre, elle sera autorisée à revenir en Iran. Rencontre dans son appartement du quartier de Westbourne Park à Londres.

Quel genre de livre avez-vous écrit ?

Je dirais que c’est un récit de non-fiction. J’ai commencé par faire un travail journalistique. J’ai expliqué aux gens que j’interviewais ce que je faisais, ils m’ont raconté leurs histoires et m’ont dit quelles parties ils ne voulaient pas que je mentionne. Amir, par exemple, ne voulait pas que je contacte le juge qui avait condamné ses parents à mort et essayait d’obtenir son pardon. Mais je ne pouvais pas raconter l’histoire sans rencontrer quelqu’un qui ait été juge dans les tribunaux révolutionnaires, qui ait signé des condamnations à mort. J’ai fini par trouver un juge de la vieille garde qui, depuis, s’était retourné contre le régime et qui a accepté de me parler.

Ensuite, quand j’ai commencé à écrire, mon idée était que le lecteur ressente le même Iran que moi. Les Iraniens sont de grands conteurs, ils ont un grand sens du théâtre. Je voulais que le lecteur ait l’impression d’entendre un de ces conteurs, qu’il vive la poésie de ce moment.

On découvre qu’il y a, à Téhéran, une vie sexuelle intense, et beaucoup d’hypocrisie…

Quand j'étais là-bas, en 2013, un religieux a commencé à parler à mon chauffeur de ses voyages en Thaïlande avec ses «potes». C'était incroyable. Il connaissait tous les «sex spots» en Thaïlande (1). Il disait : «Quand je vais là-bas, j'ai le look d'un type ordinaire. Je ne porte pas mon turban, je ne veux pas avoir l'air d'un taliban.» En fait, il était assez drôle. Après avoir entendu cette histoire, j'ai posé la question autour de moi, et j'ai découvert plein d'histoires de tourisme sexuel en Thaïlande.

Autre découverte : le statut des transsexuels, qui sont bien mieux tolérés que les homosexuels. Ça date d’une fameuse fatwa de l’ayatollah Khomeiny, en 1984, autorisant une opération de changement de sexe. Pourquoi cette indulgence ? Khomeiny voyait ce désir de changer de sexe comme une maladie, une bizarrerie de la nature, quelque chose qu’on ne peut contrôler. Contrairement à l’homosexualité qui est un acte licencieux, qu’on choisit de commettre.

Cette fatwa de Khomeiny a fait que le changement de sexe est devenu très facile, trop facile, disent certains. C’est d’ailleurs un sujet de controverse en ce moment. Certains transsexuels affirment qu’ils se sont fait opérer sous la pression de leurs familles qui sont prêtes à tout plutôt que d’avoir un fils gay.

Vous parlez aussi de l’apparition de superbimbos dans les rues de Téhéran.

On voit de plus en plus de palangs [des «panthères», ndlr], des femmes qui ont un look de stars du porno. C'est intéressant pour ce que ça dit de l'évolution de la société iranienne. Quand j'ai commencé à travailler en Iran, en 2003, on n'aurait jamais vu ces filles dans les quartiers populaires du sud de Téhéran. Aujourd'hui, elles sont dans toute la ville. La société s'ouvre, très lentement, mais elle s'ouvre. Ces femmes sont probablement encore harcelées dans le sud de la ville, mais elles peuvent marcher dans la rue et vaquer à leurs occupations.

La plupart sont issues de la petite classe moyenne, très influencée par la télévision et les chaînes par satellite. Les Iraniens adorent les soap-operas turcs et les chaînes par satellite, qui émettent en persan de Los Angeles ou de Grande-Bretagne. La chaîne Manoto par exemple a acheté des formats britanniques comme Come Dine With Me ou X Factor. Les versions en persan sont enregistrées avec des Iraniens qui vivent en Grande-Bretagne. Il y a une émission qui s'appelle Googoosh Fame Academy, avec pour juge principal, Googoosh, la plus grande star iranienne. Manoto a repris tous les programmes nuls que les gens adorent et qui ramollissent le cerveau. Les Iraniens en sont dingues.

Autre signe omniprésent : les nez refaits. Chez les hommes comme chez les femmes.

Incroyable, non ? C'est toujours un choc agréable quand je vois des Iraniens, des femmes en particulier, avec des nez forts. C'est vraiment une marque de caractère. La jeune femme dont je parle dans mon livre a dû résister pendant des années à la pression familiale. Ses parents lui disaient que personne ne la regarderait, qu'elle ne pourrait jamais se marier. Elle a tenu bon. Pourquoi tant de nez refaits ? Une femme m'a dit : «Regarde, tout ce qu'on a, dans ce pays, c'est "ça" », en encerclant son visage entre les pouces et les index. «Le reste est caché. Alors, on veut être sûres que ça, au moins, soit aussi beau que possible.» On entend parler de femmes - et d'hommes - qui se baladent avec un plâtre sur le nez pour faire croire qu'ils ont été opérés, même si ce n'est pas le cas. Parce qu'un nez refait est aussi une marque de statut social. Ça veut dire que vous avez les moyens. En fait, je trouve ça plutôt touchant. En Grande-Bretagne, la chirurgie esthétique est taboue, on cache sa vanité. En Iran, ils sont très francs sur leur vanité. Il y a là une sorte d'étrange sincérité. Les femmes admettent très ouvertement qu'elles l'ont fait pour «améliorer leurs perspectives de mariage».

Quant aux hommes… la consommation ostentatoire est un vrai problème en Iran. Comme beaucoup de jeunes en Occident, les Iraniens veulent des «choses», une montre de luxe, une voiture… Peut-être que ces démonstrations ostentatoires de richesse sont un phénomène particulier aux pays en voie de développement. Ce besoin de se mettre à distance de ceux qui sont au-dessous de vous, de montrer que vous avez réussi.

Vali Asr, l’avenue qui va du nord riche au sud pauvre de Téhéran est comme la colonne vertébrale de votre récit.

Si vous demandez à des Londoniens quelle est leur rue préférée, chacun donnera une réponse différente. Si vous demandez à des Téhéranais, neuf sur dix diront : Vali Asr. Cette avenue est comme un aimant, les gens s’y retrouvent dès qu’ils ont quelque chose à célébrer ou à exprimer. C’est là qu’ils viennent chanter et danser après un match de foot. C’est là aussi que les gens se sont retrouvés pour les grandes manifestations antirégime de 2009.

Pour ceux qui viennent de province, Vali Asr est la première image de Téhéran. J’aime la nature égalitaire de cette avenue. Très chic et huppée en haut. Très populaire 20 kilomètres plus bas. Mais elle appartient à tout le monde, tous marchent à l’ombre des mêmes sycomores majestueux.

J’avais des tas d’autres histoires sur Vali Asr, mais je les ai laissées de côté parce que je ne voulais pas donner l’impression d’en rajouter. Amir, par exemple. Deux fois par an, il descend toute l’avenue avec son iPod dans les oreilles, parfois des amis l’accompagnent. Pour le nouvel an d’abord, le moment où chacun rend visite à sa famille. Il le fait en l’honneur de ses parents. Et, une autre fois, pour commémorer le jour de l’exécution de son père et de sa mère. Il est originaire de Shiraz, et son premier souvenir de Téhéran, c’est lui sur les épaules de son père, alors que ses parents l’emmenaient au théâtre sur Vali Asr.

Pourquoi ce titre Vivre et mentir à Téhéran ?

Parce que j’ai été stupéfaite de voir à quel point les Iraniens mentaient. Tout le monde ment. J’en ai parlé avec mes amis, j’en ai parlé avec tout le monde. C’est un sujet dont les Iraniens discutent, ils en sont tout à fait conscients et adorent en parler.

Cela dit, c’est un sujet délicat. Je suis iranienne et je ne veux pas dire que nous sommes des menteurs congénitaux. Mais le mensonge a envahi nos vies plus que dans d’autres pays, parce que nous y avons été contraints. Nous avons davantage de choses sur lesquelles mentir. Les gens font des efforts terribles pour avoir l’air pieux, parce que ça apporte des bénéfices. Pour avoir un emploi de fonctionnaire par exemple, c’est mieux d’être pieux. Alors on fait semblant de prier à l’heure du déjeuner. Et si on ne connaît pas les paroles, on marmonne, c’est un mensonge. Une femme ment sur l’homme à côté d’elle dans la voiture, on ment sur l’alcool, la drogue, la virginité… Certains m’ont dit que le mensonge s’était tellement infiltré dans leur vie qu’ils mentaient même quand ce n’était pas nécessaire.

Mais il y a un paradoxe. Les Iraniens sont obsédés par le désir d’être sincères avec eux-mêmes. Ils sont déterminés à mener le genre de vie qui leur convient. Ils feront tout pour que ce soit possible, quitte à mentir. Je trouve qu’il y a de la poésie et de la beauté là-dedans. Ils ne se laisseront pas écraser. Ils continueront à boire, à danser, à faire la fête et à faire l’amour.

(1) Sex spot : tous les endroits où on peut faire des rencontres sexuelles tarifées.