Menu
Libération
Critique

Dieu et le marché dans la corbeille de mariés

Une étude comparative de Gérard Delille.
«L'économie de Dieu»
publié le 29 avril 2015 à 17h06

Gérard Delille s’attaque dans cet ouvrage à une grande question : pourquoi l’économie de marché a-t-elle trouvé dans les sociétés chrétiennes un cadre plus favorable à son essor que dans les sociétés juives ou musulmanes ? La force de son explication est qu’elle va au-delà d’une caractéristique culturelle générale pour se pencher sur des différences précises des structures de la parenté. Vers les IX

e

et X

e

siècles, dans tous les pays du pourtour méditerranéen, la diffusion des trois religions monothéistes se stabilise. La fluidité antérieure disparaît et la barrière du mariage entre membres de différentes communautés devient infranchissable, ce qui donne d’autant plus d’importance aux règles de la parenté et de l’alliance. Pour ces dernières, les trois grandes religions privilégient certains des principes exposés dans l’Ancien Testament. Le monde arabo-musulman choisit un système patrilinéaire rigide qui assure un plus grand contrôle sur la circulation des femmes, d’autant plus marqué qu’est forte la coutume musulmane du mariage préférentiel entre un homme et la fille du frère de son père. Pour maintenir son identité, le monde juif réaffirme pour longtemps la validité de ses règles traditionnelles, en particulier le privilège accordé au mariage entre l’oncle et sa nièce.

Constance. Au contraire, le christianisme accentue le rôle dévolu aux femmes. Pourquoi cette voie originale ? Gérard Delille l'explique par l'intégration de la religion chrétienne à la société romaine qui, du fait de ses origines indo-européennes, leur a depuis la fin de l'époque républicaine accordé un rôle et des droits toujours plus grands. Mais il existe un autre argument qui relève de la seule théologie chrétienne. Avec une belle constance, les théologiens depuis saint Basile au Ve siècle jusqu'à Thomas d'Aquin rappellent que le mariage faisant des deux époux une seule chair, chacun devient frère ou sœur de la fratrie de l'autre conjoint. Cette approche théologique a une conséquence anthropologique importante car, si on généralise l'argument, cela empêche les mariages au sein de la parenté proche. Définir à quel niveau s'arrête ce processus d'identification est le sujet d'un vaste débat au sein de l'Eglise qui débouche en 1215 lorsque le concile du Latran fixe jusqu'au quatrième degré de parenté la limite en-deçà de laquelle le mariage est prohibé.

Cet interdit oblige les sociétés chrétiennes, dans la mesure où elles le respectent, à une forte exogamie, ouverture que n'imposent pas les systèmes juif et arabe. Les conséquences sont évidentes sur les circuits économiques, estime Gérard Delille. La circulation des biens, en particulier les terres, ne peut plus être contrôlée par les mariages internes à la famille. Le patrimoine de la femme héritière part ainsi dans une autre famille. Comme par ailleurs, du fait de la forte mortalité infantile, 40% des couples restent sans héritier mâle, on comprend comment ce système génère «une énorme circulation fluctuante de biens, nécessaire à la naissance d'un marché libre».

Frein. La mise en place à la même époque du système féodal qui conduit à la fois à une forme de privatisation d'une grande partie des terres et à une marginalisation précoce de l'esclavage renforce les conditions pour qu'apparaissent des marchés libres impliquant l'ensemble du corps social. En ce sens, estime non sans paradoxe Gérard Delille, «l'opposition traditionnelle entre économie féodale et économie "capitaliste" n'existe pas». La différence avec le monde musulman médiéval est forte. Non seulement ce dernier privilégie l'endogamie, ce qui freine la circulation des biens, mais en plus le système économique repose moins sur l'échange par le marché, en particulier des terres, que sur le contrôle de leur distribution par un Etat fort ou par la famille élargie. Reprenant un thème cher à Fernand Braudel, l'auteur suggère ainsi que c'est la relative faiblesse de l'Etat qui, à long terme, a favorisé en Europe l'essor des activités économiques.

Ce système pluriséculaire se modifie à partir du milieu du XVIIIe siècle quand l'assouplissement des normes conduit à une très forte augmentation des mariages consanguins. Et au début du XXe siècle, tous les pays européens ont aboli les règles juridiques désormais caduques qui, depuis le IVe siècle après J.-C., décident des échanges matrimoniaux. Il est vrai qu'entre-temps, le marché est devenu le maître de la vie économique. Chacun peut donc être laissé libre de se mettre en couple avec qui il veut !