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Libération
Critique

L’amour des chiffres

L’enfant de fiction se console comme le fit l’auteur
publié le 29 avril 2015 à 17h06

Comme tous les petits garçons affligés d'une sœur, celui de la Miséricorde des cœurs se jure bien de la mater plus tard. Il n'est pas question de jouer avec elle, les filles c'est nul dans tous les pays du monde. Toutes des pisseuses. Et comme on ne voit pas pourquoi les petits garçons échapperaient aux contradictions, il arrive à celui-ci de partager de bons moments : «Ma sœur a aimé, elle aussi, jouer aux soldats. Surtout aux partisans, parce que même les filles pouvaient y jouer.» Quoi qu'il en soit, il pourrait envisager de la tuer plus tard, quand il sera grand. «Tuer, c'est une affaire d'homme.»

Les hommes s'occupent de décapiter les poulets, de se débarrasser des portées de chats et autres microformats, jetés «dans les gogues», noyés ou mis dans un sac «et on les frappe contre une pierre. Ou contre un bloc de béton. L'essentiel, c'est que ce soit dur». Mais alors le bébé, qu'on appelle le Petit, pourquoi l'a-t-on apporté ? «"Il faudrait emmener mon frère quelque part, lui aussi", dis-je à ma mère.» La vie s'en chargera. Un jour le Petit n'est plus là, leur mère en devient folle. «Il a passé treize mois parmi nous. Treize est un chiffre indivisible.»

La particularité de l'enfant que fut le poète Szilárd Borbély est son amour des chiffres. «Je compte les poteaux télégraphiques. Les arbres. Les chiens. Je compte les fenêtres pendant que nous marchons dans la rue.» Compter allège les corvées. Egrener les épis de maïs, manier la bêche, nettoyer le poulailler ou l'étable est moins ennuyeux quand on compte. C'est comme jouer quand on est obligé de travailler. «Je joue avec les nombres. Je les décompose puis les recompose. Je cherche le nombre avec lequel on peut les diviser. Il y en a que l'on ne peut diviser avec rien. Ce sont ceux-là que j'aime.»

Assiette. Il est né en 1963, il a vingt-trois ans de moins que sa mère et trente et un ans de moins que son père. Il casse l'assiette préférée de sa mère, la seule qui restait d'un service en porcelaine. «Il était interdit d'y toucher. Je compte les morceaux. Elle s'est cassée en vingt-neuf morceaux. Vingt-neuf ne se divise pas.»

L'enfant a sorti la précieuse assiette parce qu'il n'y en avait plus de propre. Fallait-il que sa mère soit folle de douleur à cette époque pour que la vaisselle ne soit pas faite, elle qui nettoie du matin au soir, frotte, lave, aère. Non qu'elle soit aussi obsessionnelle que son fils, mais elle a en horreur la crasse. La saleté est ce qui définit à ses yeux la condition paysanne. «Ma mère détestait par-dessus tout les gens du village. "Les paysans" comme elle disait.» A savoir : «Des merdeux», surtout la famille de son mari, d'anciens propriétaires dépossédés de leurs terres au profit du kolkhoze. Le kolkhoze est une entité kafkaïenne : le père y est interdit de travail. Toute personne qui chôme va en prison. Il s'inscrit à une formation qui lui donnera droit à une activité, mais la formation est payante. Or, il n'a pas touché de salaire depuis un an. La mère trouve l'argent, vend ce qu'elle peut, s'engage comme journalière, coud à domicile.

Illégitime. L'évocation de la mère, qui essaie d'endiguer un tsunami d'infortune à coups de serpillière, évoque un autre témoignage de piété filiale, certes plus sentimental, les Cendres d'Angela (Belfond, 1997). Les souvenirs de Frank McCourt, situés dans les années 30 et 40 commençaient ainsi : «Quand je revois mon enfance, le seul fait d'avoir survécu m'étonne. Ce fut, bien sûr, une enfance misérable : l'enfance heureuse vaut rarement qu'on s'y arrête. Pire que l'enfance misérable ordinaire est l'enfance misérable en Irlande. Et pire encore est l'enfance misérable en Irlande catholique.» Eh bien, pire est l'enfance misérable en Hongrie communiste des années 60. On descend encore d'un cran avec les juifs et les Tsiganes. Le père, fils illégitime d'un juif, est renié par ses frères et sœurs.

Comment ne pas penser aussi aux enfants du Grand Cahier d'Agota Kristof ? Mais ils étaient deux dans la sarabande. L'enfance de Borbély est peuplée par la solitude des nombres premiers. Le regard qu'il porte sur les adultes nous est absolument familier, croyons-nous. La promiscuité (ils ont une seule pièce, les enfants dorment avec les parents), la faim, le froid, la peur engloutissent le petit garçon qui ne ressemble en réalité à personne. Jusqu'au jour où la famille peut enfin déménager. Jeune homme, il tombera sur le plan de l'ancienne maison. «Rien que des droites, rien que des parallèles. On n'y voit pas le moisi. On n'y entend pas les treize années d'amertume. Treize est indivisible.»