Un grand romancier est peut-être un mathématicien qui s’ignore. Son esprit ressemble à un tableau illisible couvert d’intuitions invérifiables, d’hypothèses contradictoires et de formules incomplètes. Tout ce qu’il cherche, au fond, c’est un axiome à partir duquel sa folie pourrait enfin couler de source. Que les certitudes le terrifient au point qu’il en vienne à absorber des quantités de doutes parfaitement déraisonnables n’y change finalement pas grand-chose.
Aux éclairs de génie succède toujours un noir un peu plus complet. Reste que, curieusement, plus ce paradigme est exact, plus il est composé d’un nombre d’éléments ridiculement petits en regard de l’étendue qu’il éclaire.
Quand Jean des Bories, un soir d’été orageux, après une partie de chasse, se baigne longuement dans une source et éprouve en sortant un violent malaise, puis comprend peu à peu que la nature alentour n’a plus ni goût ni odeur, que le temps s’est arrêté et que tous les êtres, lui excepté, sont figés sur place - comme si le monde, en un battement de cil, était devenu un immense tombeau de créatures empaillées - on sait d’emblée que l’équation est juste. A la manière dont il la pose, calmement. Nul besoin de courir comme un dératé sur des kilomètres de descriptions apocalyptiques. Cela fait si longtemps que ce cataclysme attend son heure et que l’étrangeté du monde couve au fond de cet homme qu’une simple bulle remontant à la surface la contient tout entière.
En redescendant au village, il croise le vieux Sanchou duquel il apprend, en voulant l’embrasser, que désormais s’il touche un être humain, il l’achève. Comprenant que ce dernier soupir est aussi le dernier rayon de chaleur humaine qu’il lui soit donné de sentir, il se couche sur lui et le presse de part en part - comme un vivant secoue un mort pour entendre une ultime fois le son de sa voix, comme un amant fouille un corps frigide pour trouver une parcelle de désir, ou comme un écrivain tente désespérément d’insuffler à sa langue une respiration qui ne soit pas artificielle.
Dès lors, qu’il s’enfuie par la gauche ou la droite, qu’il se transforme en Robinson ou en pachyderme, il est clair que, dans ce silence absolu, le moindre de ses faits et gestes fera lentement mais sûrement craquer un à un tous les os de l’existence - la solitude, la culpabilité, l’errance, l’ennui, la création et l’Autre, cette chose qu’on broie quand on voudrait la protéger et qui nous colonise quand on essaie de s’en débarrasser.
L'Orage et la loutre est un roman fantastique, où le surnaturel perd incidemment son préfixe quasiment à chaque ligne. Surtout dans ces scènes stupéfiantes, qui sont comme des arrêts sur image, des tableaux de rues, de paysages, d'intérieurs, remplis de silhouettes pétrifiées, saisies exactement à mi-chemin entre la vie et la mort, le mouvement et l'immobilité, où le style arrive à un tel point d'équilibre entre la banalité la plus triviale et l'étrangeté la plus absolue qu'il devient impossible de discerner, du monde, de l'auteur ou du lecteur, lequel des trois est le plus fêlé.
Pour le reste (la loutre, etc.), disons juste qu’est balayé ce vieil adage selon lequel l’amitié est une base arrière imprenable et l’amour un perpétuel champ de bataille. Qui ne sait qu’une grande amitié est infiniment plus cruelle, ne serait-ce que parce qu’elle porte fatalement en elle le poids d’un amour interdit ?
Lucien Ganiayre est mort en 1966 sans avoir jamais, malgré plusieurs tentatives, été publié de son vivant. Son unique roman connaît deux éditions posthumes mais tombe dans un oubli complet avant d’être redécouvert et enfin réédité par les éditions de l’Ogre. Un grand romancier n’est rien du tout.