Quand la souris dirige le curseur sur un lien hypertexte, la flèche se transforme en une petite main. Tantôt ses doigts sont repliés, sauf l’index qui pointe le lien. Tantôt elle reste ouverte, puis, passant sur un élément, se referme comme pour le saisir, le déplacer ; on n’y prête plus attention quand on travaille sur écran. Mais on est content de la voir apparaître, car elle montre que tout s’active, que tout «marche».
Sait-on que cette gentille menotte numérique est la descendante de la très ancienne manicule, «signe en forme de main à l'index pointé, qui, dans les manuscrits médiévaux, associait dans la page une annotation et le passage que celle-ci commentait» ? L'imprimerie l'a perpétuée et le petit signe a eu ensuite sept vies, comme les chats, venant enrichir la panoplie des smileys ou s'introduisant comme «sortie» dans la signalétique urbaine. Les mains «signifient qu'on doit faire attention aux choses devant lesquelles elles sont posées», comme l'indiquait en 1723 Martin Dominique Fertel, célèbre «Imprimeur & Marchand Libraire».
Leur permanence même, du texte calligraphié aux pages imprimées et aux documents numériques, prouve qu'elles «servent». Une utilité certes modeste (si on la compare à celle d'un microscope, d'un graphe en abscisses et ordonnées, un diagramme circulaire (camembert), un thermomètre, un logiciel ou un simple tableau sur lequel écrire à la craie ou au feutre), mais suffisante pour les faire ranger parmi les outils dont on a besoin pour «savoir», pour «classer» les connaissances ou «se repérer» - que ces outils soient simples (le Post-it), complexes (l'ordinateur) ou hybrides (les Post-it collés sur l'ordinateur). Ils appartiennent à ce qu'on pourrait appeler une «histoire matérielle de la culture».
Capharnaüm
C'est à l'exploration de cette histoire, appliquée à la «culture savante» (dont on sait que peu à peu elle «tombe» dans le sens commun), qu'est consacré l'Ordre matériel du savoir, de Françoise Waquet, directrice de recherche au CNRS, historienne, archiviste paléographe, spécialiste, entre autres, du milieu intellectuel (écologie du savoir) et de la culture lettrée de la société occidentale à l'époque moderne et contemporaine. Ni le titre ni le sous-titre de l'ouvrage ne sont engageants, comme si la «scientificité» à laquelle doit légitimement prétendre un travail universitaire devait forcément exclure tout sex-appeal ou clin d'œil séducteur adressé au lecteur.
C’est dommage, car le livre non seulement se lit sans difficulté aucune, mais est passionnant de bout en bout, en ce qu’il décrit l’histoire des sciences (principalement l’archéologie, l’histoire de l’art, la géographie, la botanique, la biologie, la médecine, la chirurgie) non à partir des théories qui se sont enchaînées, ni même des grandes inventions, mais, justement, à partir des «outils de travail» des chercheurs,
«employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre»,
qui se réfèrent tant à l’écrit, à l’imprimé, qu’à l’image et au numérique, et qui, récents ou archaïques, continuent à coexister pacifiquement : le livre, le séminaire, le carnet, les fiches, les polycopiés, les PDF, le poster
(«forme actuellement dominante de la communication scientifique»),
l’archive, la loupe, le graphique-arbre, l’article (en format IMRAD :
«Introduction,
Methods,
Results
and Discussion»,
) le e-journal, le
«cahier de laboratoire»,
les images (du croquis à l’imagerie médicale), les bases de données, les Moocs, la photographie, ou encore le corps humain lui-même, la main, les bouts des doigts, les organes sensoriels et leurs extensions (du télescope aux rayons X)… En somme, un inventaire raisonné de ce qui se trouve au quotidien
«sur la table du savant»
- souvent un capharnaüm - et qui, dans sa matérialité, éclaire aussi d’une lumière particulière la façon dont «viennent les idées» et les connaissances, dont elles sont communiquées, conservées, reprises…
Feuilles volantes
In primis, il y a évidemment ce qu'on lit et ce qu'on écrit. Les livres et les revues (aujourd'hui numérisées : en 2008, on pouvait déjà lire en ligne 96,1 % des revues de science, technique et médecine, 86,5 % des revues de sciences humaines et sociales, au point qu'il a fallu revenir, avec par exemple la série World Databases in, à des revues papier pour recenser les sites, qui elles-mêmes sont devenues numériques). Les mémoires, les thèses, les rapports, les tirés-à-part et tout ce qui relève de la «littérature grise» (publications échappant au circuit commercial), les articles, en format papier ou numérique. Et aussi ce qu'on écrit sur les marges des livres ou la manière dont on les marque (pour «signaler un passage intéressant», Mabillon suggérait de coller sur les pages des «petits morceaux de papier mouillé», comme des gommettes), les brouillons, les carnets de notes qui préparent la rédaction d'un ouvrage.
Les fiches sur support papier ou bristol (les archives des historiens Lucien Febvre, Fernand Braudel ou Georges Duby en contiennent des milliers). Les «bulletins» ou «papillons» de 15x8 cm sur lesquels Montesquieu faisait recopier des passages dont il avait besoin au moment où il se mettait à la composition, sinon ces inscriptions éphémères qu'on trouve sur des feuilles volantes, «sur des boîtes et des tubes, voire sur les paillasses», et, bien sûr, au tableau («les mathématiciens restent aujourd'hui attachés à cet outil ancestral. Il est partout des tableaux, dans les salles de cours, les laboratoires, les couloirs, les toilettes, et même, comme au Newton Institute à Cambridge, dans l'ascenseur»).
Les images ont évidemment aussi une place de choix : cartes, planches, dessins, croquis, schémas, graphiques, plans, coupes, photos (photomicrographie, chronophotographie, prospection aérienne…), vidéos, tutoriels, films, animations (dans le domaine de la petite chirurgie, le dessin animé «eut en France un des premiers exemples avec la Technique d'ablation des ulcères de l'estomac haut situés (1929) du Pr Victor Pauchet»). Un cas particulier concerne ces gravures apparues dès 1536 «où les figures sont composées de bandes de papier superposées qui peuvent être successivement relevées afin de faire apparaître la structure du corps et les organes internes». Aujourd'hui encore, «le monde médical demeure attaché dans l'enseignement de l'anatomie topographique aux planches», que ni les photos ni les films n'ont détrônées, et qu'on retrouve insérées dans des ouvrages encyclopédiques grand public ou des boîtes-cadeau à offrir aux enfants curieux de savoir «ce qu'il y a» dans le corps humain (cette technique des «transparents superposés» est aussi utilisée en histoire de l'art).
Double hélice
Quant aux «objets et instruments», ils sont innombrables. Voulant mesurer les sommets des Alpes, en 1770, sir George Shuckburgh-Evelyn, par exemple «se procura, selon ses propres termes, "une sorte de cabinet philosophique portable"», contenant «des baromètres de Ramdsen, un baromètre de Deluc, trois ou quatre thermomètres, des boussoles d'inclinaison et de déclinaison, des balles électrisables, un sextant équatorial, une chaîne d'arpentage en acier, des perches de plomb et d'étain de trois pieds de long», etc. Aussi Françoise Waquet ne les répertorie-t-elle pas de façon exhaustive (cela «tiendrait de la gageure»). Elle insiste cependant sur le fait que le progrès des sciences va de pair avec une instrumentation améliorée, multipliée et diversifiée. Cela est particulièrement net en médecine et en chirurgie. Les chirurgiens ont utilisé très tôt, dès le XVIIIe siècle, «un véritable arsenal» d'outils, encore amplifié lorsque l'anesthésie et l'asepsie permettront de nouvelles opérations. «De quelques centaines d'instruments répertoriés à la fin des années 30, on était passé, en 1988, à plus de dix mille. Une technique opératoire, la cœliochirurgie, a engendré une panoplie particulière d'instruments microchirurgicaux», dont le nombre «s'accroît de jour en jour».
On peut songer aussi aux modèles (écorchés, squelettes, parties du corps humain) utilisés en anatomie dès le XVIe siècle, et qui le sont encore aujourd'hui (le «mannequin», dit jadis le «fantôme», employé pour la préparation à l'accouchement, poursuit encore sa carrière). Aux maquettes, employées en histoire de l'art, en archéologie ou en chimie, toujours plus complexes (telles les maquettes moléculaires tridimensionnelles : tout le monde connaît le modèle en double hélice de l'ADN crée par James Watson et Francis Crick). Aux moulages (d'un grand usage dès la naissance scientifique de la dermatologie et de la vénérologie, en ce qu'ils offraient «le moyen de faire distinguer les différentes lésions de la peau suivant leur forme, leur couleur et leur matérialité» : le musée de l'hôpital Saint-Louis, à Paris (Xe) en réunit près de 4 000). Ou encore à l'estampage, technique de moulage en creux qui, en archéologie (y compris marine, grâce à l'emploi du silicone), permet de «relever des inscriptions, graffitis et autres fines gravures» et d'en obtenir des copies fidèles.
Prothèses
Tous ces outils sont à la fois exigés par la science (qui «commande» la technologie) et à leur tour favorisent le progrès scientifique. Ainsi la physiologie, «d'abord descriptive et fondée sur la vivisection et l'anatomie», fut profondément transformée et devint une science expérimentale grâce, entre autres, à «ces instruments enregistreurs que sont le kymographion de Carl Ludwig (1816-1895) et le sphygmograph de Karl von Vierordt (1818-1884)». Mais on sait, depuis Anaxagore et Aristote, que l'homme est le plus intelligent des animaux parce qu'il a des mains, parce qu'il peut faire de son propre corps un «outil intellectuel», l'éduquer à certaines tâches, perfectionner son toucher, sa vue, son odorat, son ouïe en lui adjoignant des «prothèses». Citer tous les «additifs» décrits par Françoise Waquet serait aussi une gageure : que l'on songe simplement à la main de l'archéologue et au pinceau ou à la truelle, à l'oreille du médecin et au stéthoscope.
Mais la leçon essentielle de l'Ordre matériel du savoir, c'est que la science, que l'on aborde souvent via les théories, les découvertes, les méthodes, doit aussi beaucoup, pour collecter et transmettre l'information, élaborer des données ou formaliser les connaissances, à toute une armée de «petites mains» modestes, mal payées, sans lesquelles le savant serait perdu : des graphes et des agrafes, des Post-it, des ciseaux, des scalpels, des camemberts, des tableaux Excel, des cartes perforées, des lunettes, des laryngoscopes, des souris…