Eduardo Halfon vient de publier deux petits livres et il faut les lire ensemble. Ou plutôt : c'est mieux de les lire ensemble. Signor Hoffman et le Boxeur polonais sont comme les deux parties d'un code qu'on doit assembler pour trouver le sens d'un message.Signor Hoffman comprend six nouvelles. Elles sont indépendantes mais forment comme un puzzle, ou une marelle. En tout cas, elles se font écho d'une manière qui fait parfois penser à Cortázar, pour rester sur le même continent. Eduardo Halfon, 44 ans, est guatémaltèque. Il affirme : «En écrivant, nous savons qu'il y a une chose très importante à dire concernant la réalité, que ce quelque chose est à notre portée […] et que nous ne devons pas l'oublier. Le fait est qu'immanquablement nous l'oublions.»
Tétanisé. Les nouvelles de Signor Hoffman sont écrites à la première personne, elles sont de toute évidence très autobiographiques. Dans «Bambou», un citadin débarque chez de très pauvres paysans de la côte pacifique du Guatemala, dont le fils, un jeune homme lourdement handicapé, pousse des cris rauques et douloureux. Toute l'histoire converge vers la fascination, la peur et la pitié du narrateur pour ce garçon, sans qu'aucun de ces sentiments soit jamais exprimé clairement. Le narrateur est comme tétanisé, impuissant à exprimer ou même à ressentir de la compassion. «Je voulais sentir le bambou dans mes mains, comme pour échapper à mon indolence, à l'indolence de ce pays tout entier.» Dans d'autres récits, on rencontre des petits planteurs de café, pas riches non plus, mais courageux, attachants. Un père qui aime donner des prénoms compliqués à ses enfants, une jeune femme qui a fait plier des acheteurs américains, un bar où les habitués sont un flic corrompu et un perroquet caractériel.
Toutes ces histoires ont un ton très particulier où cohabitent sensibilité et détachement, attention et désengagement. Le narrateur a une manière d'hésiter à parler ou à faire un geste qui pourrait changer le cours des choses. Comme le personnage de Signor Hoffman, il est presque toujours l'étranger, celui qui ignore le code, ou la langue : «Je l'ai entendue crier à quelqu'un en italien des mots que je n'ai pas compris mais qui m'ont semblé beaux, indispensables, comme les ordres sereins et précis d'une infirmière de guerre.»
Halfon est un écrivain obsessionnel. D'une histoire à l'autre, on voit revenir des objets et des thèmes : une doudoune rose, un boxeur polonais, l'incrédulité de ses compatriotes quand il dit être guatémaltèque… Obsessionnel mais d'une certaine manière insouciant. Il y a dans son écriture une autodérision, une drôlerie même, qui peut surgir à tout moment. Même quand il parle de camp de concentration, et il en parle. Dans la première nouvelle, et dans la dernière. Et dans le Boxeur polonais, où il se souvient comment, petit garçon, il était fasciné par le tatouage sur le bras de son grand-père. Comment il a passé son enfance à imaginer des scènes, entre sado-maso et burlesque, son grand-père chevauché par un «commandant allemand (vêtu de cuir noir) qui aboyait un chiffre après l'autre à une anémique infirmière allemande (également vêtue de cuir noir), laquelle lui tendait […] les fers incandescents». Jusqu'au jour où le grand-père lui raconte comment, à Auschwitz, il a eu la vie sauve parce qu'il a été pris en amitié par un boxeur qui lui a expliqué toute une nuit ce qu'il devait dire pour rester en vie le matin.
Shéhérazade. Le Boxeur est suivi d'un texte écrit pour un festival littéraire. Thème imposé : «La littérature écorche la réalité». Halfon explique comment, angoissé au-delà du raisonnable, il finit, après une nuit blanche, par raconter l'histoire du grand-père. Ou plutôt comment, pour se sortir de cette commande qui n'a aucun sens, tel Shéhérazade, il redit encore une fois, de manière un peu différente, l'histoire du grand-père. De même que le grand-père, autre Shéhérazade dans un autre lieu, a, durant toute une nuit, répété avec le boxeur l'histoire qui le fera échapper à la mort.
Jusqu'à la chute, qui fiche par terre tout ce qui nous a été raconté dans les deux livres. «Nous y voilà. La littérature n'est qu'un bon tour […] qui donne corps à la réalité, et fait croire qu'il n'y en a qu'une. A moins que la littérature ne nécessite de détruire une réalité pour en construire une autre.»