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Libération
Critique

L’amour-propre de l’homme

Bruno Viard décortique un sentiment maltraité que la psychanalyse et le narcissisme ont démodé.
publié le 10 juin 2015 à 18h56

Quelque chose de suranné entoure l'amour-propre, notion qui, possédant «une nette coloration dix-septième siècle», semble avoir été «éliminée» par le plus psychanalytique narcissisme. La faute en revient à l'argent, ou au sexe : car si l'argent, dès que la bourgeoisie a dominé, a acquis le poids qui aux temps aristocratiques revenait à l'honneur, et si le sexe, avec Freud et les modernes révolutions des mœurs, a centuplé l'hégémonie qu'il avait depuis toujours, il ne reste plus à l'amour-propre qu'un rôle secondaire dans ce qui motive et fait courir (parfois à leur perte) les êtres humains. Pourtant il est difficile de nier la puissance de ce sentiment. Rousseau disait qu'il enfle lorsqu'il penche du côté de la vanité et du mépris, et se dégonfle lorsqu'il touche la honte et l'envie. Il tient, en tout cas, à l'idée que l'on se fait de soi-même, et, en même temps, comme désir de reconnaissance, se soucie du regard de l'autre, se situant ainsi à la fois sur «le versant psychologique et le versant sociologique des relations humaines».

Professeur de littérature française à l'université d'Aix-Marseille, spécialiste du romantisme et des idées sociales du XIXe siècle, Bruno Viard ne se contente pas ici de le «réhabiliter», en le retrouvant chez Homère, dans les Evangiles ou le Tao, en réactivant la force que lui ont donnée les moralistes classiques ou, plus tard, des psychanalystes tels qu'Alfred Adler ou Paul Diel, et en en explorant la valence sociale grâce à Tocqueville, Mauss, René Girard ou Bourdieu : il va beaucoup plus loin, en plaçant l'amour-propre là où la culture contemporaine, qui a largement métabolisé la psychanalyse, place le complexe d'Œdipe et tous les processus psychiques qui l'accompagnent. Un audacieux pari.