On ne prend pas l'Algérie. On est pris par elle. On entre en Algérie et le filet se ferme. L'Algérie, c'est beau comme l'Amérique raconte, un demi-siècle après l'Indépendance, le voyage initiatique d'une petite-fille de pieds-noirs à la recherche des fragments d'un passé familial dans la région des Aurès. L'auteure, Olivia Burton, a grandi dans les récits de ses grands-parents qui ont quitté l'Algérie, laissant derrière eux ce «paradis perdu» et souvent mythifié. Pour ces pieds-noirs qui vivaient en marge des sociétés musulmane et juive, l'Algérie reste dans les mémoires un havre d'optimisme et un îlot de prospérité. Le domaine familial, à Merouana, dans la wilaya (préfecture) de Batna, autrefois Corneille, était constitué de «mille hectares, mille moutons. Mes ancêtres, ces Gaulois, fiers de leur réussite loin de la métropole, angoissés par les intempéries et sûrs de leur bon droit».
Page 36, Olivia, préadolescente, joue à la balançoire accrochée à une branche de l'arbre généalogique familial. Elle écrit : «La famille, je l'écoute sans cesse ressasser en silence. L'Algérie m'ennuie et me pèse. Je ne peux partager ni leur douleur ni leur nostalgie. J'hérite d'une guerre que je n'ai pas vécue.» Plus loin : «Je regrette de n'être pas née dans une famille française, bretonne ou lyonnaise, avec une histoire qui remonterait au Moyen Age, qui figurerait en peinture sur une grande maison.»
Voilà la narratrice adulte. Prof de français, elle décide d'aller voir ce pays, seule, au grand dam de sa famille («Mais tu es folle ! Tu vas te faire tuer !»). Tout au long de ce roman graphique remarquablement illustré par Mahi Grand, dont le dessin pourrait se rapprocher de celui de Joe Sacco, un des maîtres de la BD-journalisme, le lecteur monte dans la 505 Peugeot en compagnie des deux personnages principaux, Olivia et Djaffar, un ami algérien de la mère d'Olivia. Les voici à travers les paysages sublimes, tremblés de chaleur, et les menaces aveugles des coupeurs de routes ou de groupes jihadistes. Et, toujours, cette peur des barrages routiers : vrais ou faux gendarmes sur la route ?
Djaffar devient au fil des pages et des dessins une sorte de médecin d'une thérapeutique kilométrique. Djaffar s'allume une clope et balaye les culpabilités de cette femme qui s'apprête à découvrir enfin ce qu'il reste des anciens lieux familiaux : «Pied-noir, ça recouvre des vécus différents. Entre les juifs qui étaient là depuis des siècles et les types qui ont déboulé d'Ardèche, d'Italie, ou d'Espagne… Et entre ton grand-père et Maurice Audin, c'est pas les mêmes pieds-noirs.» Burton écrit dans ces cartouches des morceaux de mémoire qui reposent comme la tête repose sur l'oreiller. Voyager en Algérie, petit-fils de pieds-noirs ou pas, c'est toujours, au retour en France, comme ensevelir un œuf dans le sable. Le voyage de Burton et Grand s'achève dans un wagon de métro parisien à l'extrême pointe de la pudeur. C'est à l'esprit de ce livre qu'il convient de rendre grâce tant il a été placé sous le parasol d'une émotion diffuse.