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Libération

La désertion impossible

par Arnaud Esquerre, Sociologue
publié le 19 juin 2015 à 18h46

Pourquoi, si l'on grandit en marge du capitalisme, dans une enclave régie par la mise en commun des biens et des actions, pourquoi, si l'on a la chance de naître dans un lieu fabuleux qui semble si désiré par ceux qui ne supportent plus les inégalités et la propriété privée, pourquoi en vient-on à le déserter ? Telle est l'énigme au cœur du magnifique et émouvant récit de Yaël Neeman, née en 1960 dans le kibboutz Yehi'am. Là, dans «le plus beau kibboutz du monde», il n'y a ni vacances, ni famille, ni argent, mais on invente des histoires plutôt que d'en lire dans un livre, les enfants vont chez leurs parents comme des invités, et le travail n'a ni début ni fin. L'enjeu est à la fois que chacun ait la chance d'exprimer au mieux sa créativité et de réaliser concrètement le socialisme.

Mais, dans cette communauté où «l'excès de bonheur» peut donner des ailes et faire planer ses habitants, on apprend aussi que «peu importe ce que l'on fait, l'important est ce que les gens croient qu'on fait». Au lieu d'observer des oiseaux, comme cela est exigé en classe de CM1, on peut inventer avec talent le rapport de leur observation afin de mieux planifier un cambriolage de bonbons, «parce que nous rêvions de bonbons, comme les garçons rêvent de filles et les filles rêvent d'amour». Et les gestes en apparence les plus anodins contiennent dans leur moelle les plus grandes ténèbres. On ne peut cueillir de fleurs de jardin qu'une fois l'an, six fleurs pour la journée commémorative de la Shoah, une pour chaque million de Juifs exterminés. Et lorsque les adultes s'opposent pour ouvrir ou fermer les fenêtres de la salle à manger, retardant chaque semaine la séance de cinéma, c'est que ceux qui avaient été emprisonnés dans des camps, ou qui s'étaient dissimulés dans des caches veulent les ouvrir, tandis que ceux restés à l'air libre, ou sur lesquels on avait lâché les chiens, veulent les fermer. Partir du kibboutz, même du plus beau kibboutz du monde, c'est peut-être goûter la liberté. C'est aussi en répandre la manière d'y vivre.