Question d’enfance, ou du grand âge : tu vas mourir, qui aimerais-tu rappeler comme figure d’amitié et de ta jeunesse ? En 1942, à 76 ans, dans sa maison de Vézelay (Yonne), au plus sombre de l’Occupation, Romain Rolland rappelle un ami mort sur le front le 5 septembre 1914 à 41 ans : Charles Péguy. Ensemble, avec d’autres, ils ont mené le combat pour la libération de Dreyfus.
Il relit jusqu'à l'épuisement l'œuvre du compagnon disparu, les lettres qu'ils ont échangées, les livres qui lui ont été consacrés. Il relit les Cahiers de la quinzaine, fondés en 1900 et dirigés par Péguy, dont il possède la collection, puisqu'il en fut l'un des premiers piliers : c'est là qu'il publia sa Vie de Beethoven, qui sauva la revue de la faillite (elle n'avait, à son zénith, qu'un peu plus de mille abonnés, mais parmi eux Jaurès, Gide, Millerand, Poincaré, le colonel Picquart…), et son roman-fleuve Jean-Christophe. Il se souvient de l'homme Péguy, de sa puissance, ses combats, sa pauvreté, sa liberté, sa tyrannie, ses colères, ses élans, son orgueil, ses injustices, ses contradictions, ses insultes envers Jaurès, envers Lavisse, son génie du ressentiment, la manière dont «un mot le mord, comme un taon». Il se souvient de son entièreté à tout instant.
«Lorgnon». Péguy était l'homme qui s'interdisait de modifier une virgule des textes qu'il publiait, par esprit de liberté, mais qui rompait violemment si on cherchait à les faire publier ailleurs, par esprit de possession : «Cette passion presque morbide de la liberté est l'âme même de Péguy.» Cette âme a brûlé jusqu'à l'exaspération à peu près tous ceux qui l'ont côtoyée. Rolland regarde (et justifie) son propre travail et sa propre évolution au miroir de son ancien compagnon : le génie qu'il lui accorde ne le rend pas modeste, mais il tempère sa vanité, et lui permet de rappeler quel fut le sens initial du combat, du temps du socialisme révolutionnaire et de l'affaire Dreyfus : justice et vérité, mais pour Péguy vérité plus que justice - vérité jusqu'à l'égarement. Cette complexion le conduisit à briser tout lien, publiquement et en privé, avec ceux qui, comme Jaurès, convertissaient la «mystique» des dreyfusards en action politique, donc en compromis. Rolland analyse cette rupture, dont il fut témoin et qui vaut pour tous les temps : Péguy veut préserver la vérité du puits social et parlementaire. Il exprime, comme tant d'hommes mais avec plus d'intensité qu'eux, l'horreur de la politique et de l'Histoire. Cela le conduit naturellement à célébrer un peuple mythique, mystique, une France atemporelle et éternelle, qu'incarnera bientôt, pour lui, Jeanne d'Arc.
Tout en refaisant cet itinéraire, Rolland évoque leur amitié, leurs tensions. Leur histoire s'achève le 5 septembre 1914, le jour même où, tandis que l'un meurt engagé au front, l'autre publie en Suisse son grand texte antimilitariste, Au-dessus de la mêlée. Ecrit trente ans après, Péguy est l'un des meilleurs livres de Rolland, sinon le meilleur, avec d'innombrables notes en bas de pages encore meilleures. A la fin, il décrit la mort près de la Marne du petit lieutenant colérique que ses hommes appelaient «le pion». Il l'imagine une dernière fois, comme s'il avait été à ses côtés, dans la boue, et non en Suisse. Puis il fait, en épilogue, un bilan critique et admiratif de son œuvre.
Une lettre à Claudel, publiée en septembre 1942 et figurant dans une note de la correspondance de Rolland avec Georges Duhamel (1), résume la nature de cette admiration : «Pour moi, je mets Péguy, avec vous, absolument à part de tous les écrivains de ces derniers quarante ans. Qu'il y a peu d'hommes qui soient vrais, entièrement vrais, dans tout ce qu'ils écrivent.» Péguy est le portrait vivant d'un homme vrai, et d'abord de l'ami que voici : «Il était, quand je l'ai connu pour la première fois, âgé de vingt-cinq ans, un petit homme brusque et pressé, toujours pressé, ce qui ne l'empêchait point de s'attarder, quand il était pris par un pressant besoin de monologuer - il appelait cela : dialoguer. Il venait, à petits pas précipités et cadencés de ses forts souliers, le front baissé sous le vieux feutre cabossé, le regard tendu de bas en haut, comme un taureau […]. Il avait des yeux couleur noisette, ou châtaigne […], et quand il enlevait pour l'essuyer son lorgnon qui laissait sa trace rouge sur la peau, la prunelle lasse. Son crâne rond était tondu et ras la fondeuse militaire. Il avait une loupe sur la joue, la bouche large, avec de forts maxillaires, le souffle court et le parler égal, pressé et saccadé, un léger défaut de la langue. Le plus frappant était le sang à fleur de peau, ces brusques ondées au front, aux tempes, le battement visible de ces artères, et la buée des yeux sur le lorgnon. C'était un homme à congestions.»
L’encre de Péguy prolonge le sang à fleur de peau, les congestions, les justifiant par le meilleur et par le pire, depuis les premiers combats jusqu’aux règlements de comptes, au catholicisme libertaire et au patriotisme furieux de la fin. Rolland pénètre cette prose et expose avec cette intuition propre à l’amitié intelligente son pessimisme souterrain et, dans les dernières années, la métamorphose du pamphlétaire en poète.
Boussole. Contrairement à la plupart des premiers compagnons de Péguy, Rolland n'a jamais rompu avec lui. Quinze ans de «fraternité d'armes» et trente ans de deuil lui ont donné la distance nécessaire pour explorer l'homme et ses textes. A plusieurs reprises, il définit parfaitement son style : «Cette pensée polymorphe, à strates superposées, en apparence flâneuse et sinueuse, qui semble serpenter au hasard - en réalité, fortement organisée, et, sous la lenteur plane et mouvante de l'eau, qui couve une préoccupation tenaillante, une tragédie de l'histoire.» Ou encore : «cette comptabilité épique».
Son livre est aussi animé par un souci politique. Péguy a été d'abord socialiste et anticlérical. Il l'est resté plus longtemps que sa postérité ne veut le croire : Rolland le rappelle sans cesse, à une époque où l'auteur de l'Argent est noyé par son fils et par Vichy dans son vin de messe patriotique. Il ne veut pas, lui l'antimilitariste de 14, l'ancien compagnon de route du Parti, qu'on réduise son ami, celui dont la boussole marquait «toujours le nord», à la caricature de son dernier état. Péguy est aussi un acte de réconciliation posthume avec celui qui, sans doute, mais on ne le saura jamais, n'aurait pas supporté l'évolution de Rolland.
Le 7 janvier 1945, dans son Journal, Paul Léautaud écrit : «Péguy, Romain Rolland au Panthéon. Comme les grands hommes ont rapetissé.» C'est la Libération. Rolland vient de mourir, le Parti communiste demande son entrée sous le dôme. En réponse, une partie de la droite demande la même chose pour Péguy. Le livre de Rolland réconcilie leurs fantômes et leurs symboles sur le dos de leurs embaumeurs, en leur restituant la vie.
(1) Romain Rolland et Georges Duhamel, Correspondance (1912-1942), édition de Bernard Duchatelet (Classiques Garnier, 354 pp., 39 €).