Pourquoi diantre est-il si méchant ? Avec un humour noir déviant pour marque de fabrique, le dessinateur espagnol Joan Cornellà, dont les œuvres à fort potentiel WTF se partagent à vitesse grand V sur les réseaux sociaux, est devenu en trois ans une figure de proue de la BD sur le Web. Courtisé, il fédère une myriade de trolls haineux aux côtés d'une communauté de fans geek qu'il tient à distance. Outre la concision du récit, ses strips composés d'une seule page de six cases sont déclinés sur son site selon le même principe, chaque semaine. Par exemple : un homme qui s'est fait déféquer sur la tête sans le savoir recherche dans Google «Qui m'aime ?» Réponse : «Personne.» Fin de l'histoire.
Sinistres destins
Si l'on craignait le guet-apens avec un troglodyte unijambiste, on est presque étonné que l'artiste ne nous saute pas à la gorge, toutes griffes dehors. Hormis quelques apparitions parcimonieuses, le bédéiste barcelonais est aussi discret à la ville qu'hargneux derrière son écran : «Je n'aime pas être traité comme une star ou un génie», s'excuse-t-il, de passage à Paris pour une signature très courue à la galerie Arts Factory qui relaie son travail dans l'Hexagone. Auto-édité, il publie ce mois-ci, après Mox Nox, l'album Zonzo rassemblant ses dernières productions caustiques. Emanations monstrueuses de l'Espagne en crise, peut-être, ses anonymes à la mine béate connaissent généralement un sinistre destin : bébés brûlés, bras arrachés, bambins piqués à l'héroïne. Du gore, du scato, mais encore ? «Nous avons tous des limites, sans doute, mais je n'y pense pas tellement», avoue-t-il, préférant évoquer «un humour absurde», dont il se garde bien de dire qu'il est politique «même si c'est sans doute le cas».
Face à la pléthore d'artistes web noyés dans ce gigantesque vortex, l'émergence de Cornellà sans le recours au financement participatif à tout de la success-story. Phénomène viral, autosuffisant, celui-ci cumule désormais assez d'admirateurs pâmés pour subvenir à ses besoins, se félicite-t-il. Doté d'une solide culture web, il reconnaît lui-même céder volontiers à la procrastination et «passer beaucoup trop de temps en ligne. C'est un problème de ma génération, cela nous absorbe totalement, notre vie entière devient virtuelle», regrette-t-il. Farouchement opposé à Facebook, il a finalement changé son fusil d'épaule, engrangeant quasiment 2 millions de like sur la plateforme. Non sans rencontrer quelques problèmes avec la censure : «Ce sont les pénis qui sont problématiques sur Facebook, pas la violence. Tout cela n'a aucun sens et en dit long sur le politiquement correct américain qui est une forme de perversion.»
Nourri à l’underground
D'abord dessinateur de presse satirique pour le magazine Jueves, «une sorte de Charlie Hebdo espagnol», Joan Cornellà a fourbi ses armes à la caricature. Jusqu'à ce qu'il quitte son job, il y a trois ans, et que notoriété s'ensuive : «J'ai commencé les strips pour moi, tout seul dans mon coin», se souvient-il. Contenu aisément consommable, ses planches acariâtres se diffusent aujourd'hui surtout hors de son pays natal.
Né en 1981, celui-ci assure à l'interlocuteur inquiet pour sa psyché malade avoir eu une enfance «normale», entre des parents prof et fonctionnaire de l'administration. Lecteur vorace de comics dès son plus jeune âge, nourri à la scène underground des seventies aux nineties (Robert Crumb, Daniel Clowes), petit déjà, il fabriquait lui-même ses BD et les vendait aux voisins. Son trait, peaufiné aux beaux-arts, doit beaucoup, selon lui, à Paul McCarthy ainsi qu'au plasticien américain Raymond Pettibon, même si, récemment, son style s'est fait plus surréaliste à la lecture de Michael Kupperman, dessinateur à la verve british. Entre deux salves grinçantes, Cornellà prépare déjà la publication d'un nouvel opus l'an prochain, la confection de toiles grand format et, à terme, pourquoi pas, un passage à l'animation.