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Emerson, le héros est humain

Est grand qui grandit tous les autres
publié le 3 juillet 2015 à 17h26

C'est en 1850 que le philosophe américain Ralph Waldo Emerson publie les Hommes représentatifs : l'année où Marx fait paraître la Lutte de classes en France. Simple coïncidence. Mais les titres des ouvrages sont comme des réponses opposées à une même question : (qu'est-ce) qui fait l'histoire ? Le moteur de l'histoire, pour le penseur allemand, c'est l'antagonisme entre classes, la contradiction qui mine le mode de production. Représentant émérite du «transcendantalisme», Emerson s'abstrait des contingences historiques, ne regarde pas même vers un avant-Marx - autrement dit vers Hegel, aux yeux duquel le grand homme est celui qui, produit de l'histoire, se rend capable de la produire - pas plus qu'il ne réactualise les figures classiques de la «grandeur» (le demi-dieu, le héros, le saint, le génie, le sage, le prophète…), mais considère grand l'être représentatif qui, à lui seul, comme l'écrit Michel Onfray, «représente son temps, son époque, sa civilisation, sa culture, son continent géographique, historique, culturel, mental». Emerson occupe, sur ce terrain, une position intermédiaire, entre son ami Thomas Carlyle, dont il a lu les Héros. Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire, paru en 1840, et Nietzsche, qui dans les Hommes représentatifs trouvera quelques traits à donner à son «Surhomme».

La lecture du philosophe à l'âme de poète exige que l'on se laisse porter par son lyrisme et que l'on ne craigne pas un certain mysticisme. Cependant, un postulat de base, moral, politique, «ontologique», soutient son ouvrage, apte à mettre au ban l'égoïsme et toute idée d'autosuffisance de l'ego : «Je peux faire par un autre ce que je ne peux faire seul […]. Les autres hommes sont des lentilles à travers lesquelles nous lisons nos propres pensées.» Ce postulat est lié à l'idée qu'il se fait de Dieu : un «Esprit du monde» qui est partout, dans la nature, en nous, et à ce qu'il nomme la «Surâme» (Oversoul), représentant l'unité de l'intelligence, des instincts et des sentiments de l'humanité entière, ou le trésor de toutes les possibilités présentes chez un être humain. Est «représentatif», dans ce cadre, l'homme qui «incarne» le mieux la surâme et qui, de même que «les plantes convertissent les minéraux en nourriture pour les animaux», transforme «quelque matière première» au bénéfice de tous les hommes, ajoute «un point lumineux à notre ciel», et, ayant quelque science, se fait «un définisseur et un dresseur de cartes des latitudes et des longitudes de notre condition».

Tel est le cas des hommes illustres dont Emerson dresse ici la biographie spirituelle, et dont la fonction est de s'effacer pour donner naissance à d'autres «hommes représentatifs» : «Platon ou le philosophe», qui «absorba la science de son temps», «Swedenborg ou le mystique», qui concilia la science et l'âme, «Montaigne ou le sceptique», «Shakespeare ou le poète», dont l'esprit est «l'horizon au-delà duquel, à présent, nous ne voyons pas», «Napoléon ou l'homme de l'Univers», «Goethe ou l'écrivain», qui tint en sa main toutes les armes de l'«arsenal du génie universel».