Menu
Libération
Livres

La botte secrète de Louis-René des Forêts

Le cahier Livres de Libédossier
Les «Œuvres complètes» s’autodétruisent
publié le 3 juillet 2015 à 17h26

Louis-René des Forêts écrivait sur des cahiers d'écolier, le modèle à carreaux et spirale. Il en tirait ce plaisir enfantin que les adultes ont tendance à oublier. Un jour où, dans un entretien au Nouvel Observateur, il eut à justifier ce penchant, il répondit ainsi : «Parce qu'on peut arracher plus facilement.» Le traitement réservé aux pages échappant à ce sort est tout aussi tendre. Il arrive que des auteurs renient tout ou partie de leur œuvre. Certains vont même jusqu'à en effacer la trace. D'autres préfèrent qu'on s'en charge à leur place, surtout s'ils ont laissé traîner des manuscrits un peu partout. Des Forêts pousse, lui, bien plus loin le raffinement dans la cruauté. Ses écrits s'autodétruisent.

Après les Mendiants en 1943 - premier roman polyphonique inspiré par Faulkner, encore relativement sage comparé à la suite -, il publie en 1946 le Bavard. Un taiseux se lance dans une confession censée l'aider à élucider l'origine de son mal. Il est sujet à cette forme particulière de mutisme qui, de façon chronique, déclenche chez la personne qui en souffre un irrépressible flot de paroles. Ce sont ces crises d'incontinence verbale qu'il entend raconter. Une, surtout, qui survient dans un dancing un soir où, légèrement imbibé, alors qu'il reste habituellement terré dans un coin à siroter du silence, il se sent soudain l'âme d'un grand orateur, jette son dévolu sur une femme et l'inonde de phrases. Au faîte de sa faconde, sûr de tenir ce visage transi dans les rets de sa langue, il essuie une copieuse humiliation et s'enfuit, honteux, en proie à un délire de persécution, à l'autre bout de la ville. Il tombe alors nez à nez avec son rival qui lui inflige une sévère correction, à laquelle il se livre avec délectation, comme au seul châtiment capable d'expier cette infâme débauche où mène le désir de s'exprimer. S'ensuit une scène d'extase où il entend monter au loin un chœur d'enfants, dont la pureté l'enjoint à se taire définitivement.

Collet. Ce récit, apparemment crédible, ne tient jamais longtemps debout, car constamment enseveli sous la logorrhée de son narrateur. Lui qui entendait au départ s'en tenir rigoureusement aux faits et ne jamais céder à tous «ces expédients assez bassement littéraires» ne cesse de dramatiser son discours et se perd en digressions. La rhétorique dont il use et abuse, à force de relativiser la relative, trempe tellement dans la lucidité qu'elle en devient louche. Ainsi va le bavard, qui souffle le chaud et le froid, dit tout et son contraire, prétend parler de lui avec gravité et se laisse aller à une «irrépressible ironie», travers qu'il s'empresse de dénoncer avant tout le monde, toujours soucieux d'avoir un train d'avance dans l'autocritique qui lui tient lieu de sincérité. Mais on se fie beaucoup plus volontiers à un homme qui ne rechigne pas à exhiber ses propres contradictions. La botte secrète de celui-ci consiste d'ailleurs à prendre régulièrement le lecteur par le collet pour attirer son attention sur ses propres vices. Plus il sème le doute sur l'authenticité de ses dires, plus on est persuadé de leur véracité, tant de clairvoyance quant à la perfidie du langage ne pouvant qu'aboutir à une révélation au-dessus de tout soupçon. Or, dans un ultime élan sarcastique, il démonte un à un tous ses propos, dévoilant comment les subterfuges de la littérature lui ont servi à confondre son imposture, pourchassant le lecteur jusque dans sa dernière planque - cette dénonciation de l'illusion qui pour finir est peut-être elle-même une pure mystification : «J'ai le sentiment de m'obstiner à poursuivre un ridicule et futile monologue sur une place d'où le public déçu s'est retiré en haussant les épaules, mais telle est ma puérilité que je me réjouis à l'idée que ma revanche consistera à le laisser toujours ignorer si je mentais encore quand je prétendais mentir.»

Ruses. A sa sortie, le profond malaise par lequel le livre se solde n'est d'aucun effet. Dans les années 60 en revanche, où tout un chacun rivalise d'ingéniosité pour régler son compte à la fiction, la perfection de ce hara-kiri acquiert une sorte d'aura. Blanchot leste une nouvelle édition d'une postface qui fait date : «Je soupçonne un livre comme le Bavard d'un nihilisme presque infini et tel qu'il passe jusque dans le soupçon par lequel on voudrait le délimiter.» En 1960, la Chambre des enfants, recueil de cinq nouvelles, s'inscrit dans la même veine. Puis, après un détour par la poésie, l'écrivain mélomane qui aurait préféré devenir compositeur et a toujours tenu la littérature pour un «pis-aller» cesse d'écrire pendant une dizaine d'années.

Ostinato, son dernier livre, autobiographie fragmentée qui paraît en 1997, est à l'image des deux types de  fascination que suscite toute son œuvre. L'une, à la suite de Blanchot, tend vers le nihilisme. Des Forêts est d'un naturel très sûr dans l'autodénigrement. Rarement un écrivain aura été aussi franchement impitoyable avec lui-même. Son style, des centaines de fragments durant, épouse comme nul autre les moindres soubresauts, les ruses les plus secrètement viles par lesquelles l'esprit précipite son échec et s'en repaît : «Qu'au lieu d'être poussé par ses actes on se perde en rêveries sur la forme à leur donner est le signe alarmant d'une impuissance à reprendre pied dans la vie. Pour se frayer une voie vers une quelconque issue, sans doute en faut-il passer par là, non pas rêver sur place, mais s'employer laborieusement à renverser les obstacles. Besogne d'autant plus rebutante qu'à peine se figure-t-on l'avoir accomplie viennent se dresser au travers du chemin de nouvelles forces d'obstruction, qu'elle est donc toujours à refaire, et que, las de voir ses efforts si mal payés, on se trouve sans cesse sur le point de lâcher prise, la décision étant toutefois sans cesse différée, pareille expectative maintenue comme à dessein pour servir d'alibi à l'incapacité de s'attaquer au véritable problème qui n'aurait chance de se résoudre que si on était à même de donner autrement qu'en projet à tout cet afflux d'éléments divers répartis dans le temps une structure comparable à celle d'un organisme vivant et, sans forcer la note, sa pleine résonance émotive.»

Une beauté monstrueuse émane de ce ressassement infini, où le langage se tient toujours disposé à bercer dans son écrin et à caresser dans le sens du poil le démon qui le ruine. Ce qui n'est pas sans produire une énergie, où d'autres après Bonnefoy perçoivent «le fait d'une résistance, d'une obstination mystérieuse».