L’éclair ne m’était pas inconnu ; le tonnerre ne m’était pas inconnu. Expert enviable que j’étais dans ce domaine, l’averse, non plus, ne m’était pas inconnue : l’averse, puis le soleil, et l’arc-en-ciel.
Elle revenait de la Vieille Ville avec ses deux filles ; elles étaient déjà bien engagées dans la Zone d’Intérêt. Plus loin devant elles, prête à les recevoir, se profilait l’avenue - presque une colonnade - d’érables, branches et feuilles lobées entremêlées au-dessus de leurs têtes. Une fin d’après-midi de plein été, les moucherons luisaient infimement… la brise curieuse tournait les pages de mon calepin ouvert sur une souche.
Grande, carrée, plantureuse mais le pied léger, elle portait une robe blanche dont l’étoffe crénelée tombait jusqu’aux chevilles, un chapeau de paille avec un ruban noir, et un sac en osier se balançait dans sa main (les filles, en blanc de même, avaient aussi des chapeaux de paille et des sacs en osier) ; elle entrait et sortait périodiquement de poches de chaleur fauves, toisonnées, léonines. Elle riait, tête rejetée en arrière, gorge tendue. En veste de tweed bien coupée, mon écritoire à pince et mon stylo-plume à la main, j’ai décidé de marcher parallèlement à elle, en suivant sa cadence.
Encerclée par ses filles taquines, elle a traversé l’allée de l’Académie équestre. Puis dépassé le moulin d’ornement, l’arbre de mai, la potence mobile, le cheval de trait attaché par une corde détendue à la pompe à eau en fonte, avant de disparaître.
Dans le Kat Zet. Le Kat Zet I.
Il s’est passé quelque chose dès le premier regard. Éclair, tonnerre, averse, soleil, arc-en-ciel : la météorologie du coup de foudre.
*
Elle s'appelait Hannah - Mme Hannah Doll.
Au Club des officiers, engoncé dans un canapé en crin de cheval, parmi les gravures équestres et les statuettes équestres en laiton, buvant des tasses d’ersatz (du café pour cheval), je me confiais à mon ami de toujours Boris Eltz :
«En un éclair, je me suis senti rajeuni. C’était comme lorsqu’on est amoureux.
- Amoureux ?
- J'ai dit "comme lorsqu'on est amoureux". Ne fais pas cette tête. Comme. Une sensation d'inévitable. Vois-tu… Comme la naissance d'un long et merveilleux amour. Un amour romantique.
- L’impression de l’avoir toujours connue et tout le tintouin ? Vas-y. Rafraîchis ma mémoire.
- Eh bien… On vénère, et c’est douloureux. Très. On se sent très humble, on se sent indigne. Comme toi et Esther.
- Rien à voir.» Boris pointait son index sur moi. «Pour ma part, c’est juste un sentiment paternel. Tu comprendras quand tu la verras.
- Quoi qu’il en soit… L’instant a passé et je… Et je me suis mis à imaginer à quoi elle ressemblerait sans ses vêtements.
- Ah, tu vois ! Moi, je ne me demande jamais à quoi Esther ressemblerait sans ses vêtements. Si ça arrivait, je serais horrifié. Je fermerais les yeux.
- Et fermerais-tu les yeux, Boris, devant Hannah Doll ?
- Hum. Qui aurait pensé que le Vieux Pochetron pouvait se dégoter une belle plante comme ça !
- Je sais. Incroyable.
- Le Vieux Pochetron. N'empêche, réfléchis. Je suis sûr qu'il a toujours été pochetron… mais il n'a pas toujours été vieux.
- Les filles ont… quoi ? Douze, treize ans ? Elle a donc notre âge. Ou un peu plus jeune.
- Et le Vieux Pochetron l’a engrossée quand elle avait… dix-huit ans ?
- Et lui quand il avait notre âge.
- Alors, je suppose qu’on peut pardonner à Hannah de l’avoir épousé, dit Boris en haussant les épaules. Dix-huit ans… Mais elle ne l’a pas quitté, n’est-ce pas ? On a beau rire…
- Je sais. C’est difficile à…
- Hum. Elle est trop grande pour moi. Quand on y pense, elle est trop grande aussi pour le Vieux Pochetron.»
Une fois de plus, nous nous sommes demandés : comment quelqu'un pouvait-il avoir envie d'emmener son épouse et ses enfants ici ? Ici !
«Boris, cet endroit convient mieux aux hommes qu’aux femmes.
- Bah, je n’en suis pas si sûr… Il y a des femmes que ça ne dérange pas. Certaines sont comme les hommes. Prends ta Tatie Gerda. Elle se plairait beaucoup ici.
- Il se peut que Tante Gerda approuve par principe mais, non, elle ne s’y plairait pas.
- Et Hannah, tu crois qu’elle s’y plaira ?
- Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui pourrait s’y plaire.
- Non, c'est vrai. Mais n'oublie pas qu'elle est l'épouse non séparée de Paul Doll.
- Hum. Alors, peut-être y fera-t-elle son nid. Je l’espère. Mon physique fait plus d’effet aux femmes qui se plaisent ici.
- On ne se plaît pas ici, nous.
- Non. Mais nous sommes là l’un pour l’autre, Dieu merci. Ce n’est pas rien.
- Bien dit, très cher. Tu m’as et je t’ai.»
Boris, mon compagnon de toujours : énergique, intrépide, séduisant, un petit César. Ecole maternelle, enfance, adolescence et puis, plus tard, nos vacances à vélo en France, en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, notre randonnée de trois mois de Munich à Reggio puis en Sicile. C'est seulement à l'âge adulte que notre amitié s'est heurtée à des écueils, au moment où la politique - l'histoire - a envahi nos existences. «Toi, tu seras parti à Noël.» Boris sirotait son breuvage. «Moi, je resterai jusqu'à juin. Pourquoi on ne m'envoie pas sur le front de l'Est ?» Et, fronçant les sourcils en allumant une cigarette : «Au fait, tu n'as aucune chance, frère, tu le sais ? Où, par exemple ? Elle est bien trop repérable. Et prends garde à toi. Le Vieux Pochetron est peut-être le Vieux Pochetron mais c'est aussi le commandant.
- Hum. N’empêche. On a vu plus étrange.
- Beaucoup plus étrange.»
Certes. Parce que, à l’époque, on respirait à pleines bouffées le caractère frauduleux, l’impudeur sarcastique, l’hypocrisie ébouriffante de tous les interdits.
«J’ai un plan. Plus ou moins.»
Boris m’a opposé un soupir et un air absent.
«D’abord, je dois attendre d’avoir des nouvelles de l’Oncle Martin. Ensuite, mon coup d’ouverture : Pion à reine 4.»
Boris a mis un certain temps à réagir : «Je crois que ce pion-là va en prendre pour son grade.
- Sans doute. Mais ça ne coûte rien de se rincer l’œil.»
Ensuite, Boris Eltz a pris congé : il était attendu à la rampe. Un mois là-bas en horaires décalés : telle était sa sanction à l’intérieur de la sanction, à la suite d’une énième bagarre. La rampe : le débarquement, la sélection, puis la marche à travers le Petit Bois de bouleaux jusqu’à la Petite Retraite brune, au Kat Zet II.
«Le plus bizarre, m’a confié Boris, c’est la sélection. Tu devrais venir, un jour. Juste pour en faire l’expérience.»
Après avoir mangé seul au mess des officiers (un demi-poulet, des pêches à la crème, pas de vin), direction mon bureau de la Buna-Werke. Une réunion de deux heures avec Burckl et Seedig, principalement sur la lenteur du travail dans les halles de production de carbure ; mais j’ai également compris que j’étais en train de perdre la bataille de la relocalisation de notre population active.
A la tombée de la nuit, je me suis rendu au réduit d’Ilse Grese, au Kat Zet I.
Ilse Grese se plaisait beaucoup ici.
Après avoir frappé doucement à la porte ballante en fer-blanc, je suis entré.
Comme l’adolescente qu’elle était encore (vingt ans moins un mois), Ilse était assise en tailleur sur sa paillasse. Penchée en avant, plongée dans la lecture d’un illustré, elle n’a pas daigné lever les yeux. Son uniforme était accroché à un piton enfoncé dans la poutrelle métallique, sous laquelle je me suis avancé en me baissant ; Ilse portait une robe de chambre filandreuse bleu nuit et des chaussettes grises en accordéon. Sans se retourner, d’un ton railleur, elle s’est exclamée :
«Ah ! Je sens l’Islandais. Je sens le trou-du-cul.»
Elle affectait avec moi, et peut-être avec tous ses galants, une espèce de langueur moqueuse. De mon côté, comme avec toutes les femmes, du moins au départ, j’avais avec elle une attitude flamboyante de grand seigneur (un style que j’ai adopté pour atténuer l’effet de mon apparence physique, que certaines, pendant un temps, trouvaient intimidante). Par terre gisaient le ceinturon d’Ilse, avec étui et pistolet, et son nerf de bœuf, enroulé, effilé, tel un serpent endormi.
Après avoir ôté mes souliers, je me suis assis et collé confortablement contre l’arrondi de son dos, agitant par-dessus son épaule une amulette de parfum d’importation pendue à une chaîne dorée.
«C’est le trou-du-cul islandais. Qu’est-ce qu’il veut ?
- Hum, Ilse, dans quel état est ta chambre ! Au travail, tu es toujours impeccable, je te l’accorde. Mais dans ta sphère privée… Alors que tu es très à cheval sur l’ordre et la propreté d’autrui.
- Qu’est-ce qu’il veut, le trou-du-cul ?»
Ce que je voulais ? Je le lui ai expliqué, entrecoupant mes paroles de silences pensifs. « Mon souhait, Ilse, c’est que tu viennes chez moi vers dix heures. Je t’abreuverai de cognac, de chocolats et de présents onéreux. Je t’écouterai me détailler les aléas les plus récents de tes humeurs. Ma généreuse sympathie te redonnera bientôt le sens des proportions. Parce que le sens des proportions, Ilse, tu es connue pour en manquer, très occasionnellement. Du moins, c’est ce que Boris me rapporte.
- Boris ne m’aime plus.
- Il chantait encore tes louanges pas plus tard que l’autre jour ! Je lui en toucherai un mot si tu veux. Tu viendras, je l’espère, à dix heures. Après la conversation et les cadeaux, il y aura un interlude sentimental. Tel est mon souhait.»
Ilse continuait de lire : un article qui proclamait avec force - avec rage, même - que les femmes ne devraient sous aucun prétexte se raser ou s’épiler les jambes ou les aisselles.
Je me suis levé. Elle m’a regardé. La large bouche aux lèvres étonnamment gercées et ourlées, les orbites d’une femme de trois fois son âge, l’abondance et la vigueur de ses cheveux blond cendré.
«T’es qu’un trou-du-cul.
- Viens à dix heures. C’est promis ?»
Tournant la page, elle a répondu : «Peut-être. Peut-être pas.»
*
Les logements étaient si rudimentaires dans la Vieille Ville que les gens de la Buna avaient dû construire une sorte de colonie dans les faubourgs ruraux à l’Est (on y trouvait une école, un lycée, une clinique, plusieurs boutiques, une cantine et un bar, ainsi que des essaims de ménagères sur les nerfs). Néanmoins, j’avais bientôt déniché, en haut d’une montée qui débouchait sur la place du marché, 9, rue Dzilka, un meublé très fonctionnel, décoré de manière légèrement tape-à-l’oeil.
Ce logement avait un gros inconvénient : il était infesté de souris. Après le déplacement forcé de ses propriétaires, l’appartement avait accueilli des maçons pendant près de un an, au cours duquel l’infestation était devenue chronique. Même si ces bestioles réussissaient à rester invisibles, je les entendais presque constamment s’affairer dans les moindres recoins et le long des canalisations, détaler, couiner, grignoter, copuler…
La deuxième fois qu’elle est venue, la jeune Agnès, ma bonne, a amené un gros matou au pelage noir avec des taches blanches, du nom de Max ou Maksik (elle prononçait «Makseech»). Max était un chasseur légendaire. «Vous n’aurez besoin de rien de plus, m’a assuré Agnès, qu’une visite de Max toutes les quinzaines ; il apprécierait une coupelle de lait de temps en temps, mais pas besoin de le nourrir, il fait ça tout seul.»
J’ai bientôt appris à respecter ce prédateur habile et discret. Maksik ressemblait à un smoking - costume anthracite, faux plastron blanc parfaitement triangulaire,guêtres blanches. Quand il plongeait en avant et étirait ses pattes, il écartait joliment ses coussinets comme des pâquerettes. Chaque fois qu’Agnès le prenait par le cou pour le remporter, après avoir été en villégiature chez moi, il laissait derrière lui un silence profond.
Lors de l'un de ces silences, je me suis fait couler, ou, plus exactement, j'ai collecté un bain chaud (à l'aide de bouilloire, casseroles et seaux), comptant bien me faire particulièrement beau et attirant pour Ilse Grese. Après avoir sorti le cognac et les friandises, plus quatre paires de collants (elle ne professait que mépris pour les bas) de très bonne qualité dans leur sachet d'origine encore scellé, je l'ai attendue, contemplant par la fenêtre le vieux château ducal, noir comme Max sur fond de ciel nocturne.
Ilse a été la ponctualité même. Dès que la porte s’est refermée derrière elle, elle a seulement dit, et elle l’a dit sur un ton vaguement moqueur et d’une grande langueur, elle a seulement dit : «Vite.»
LE WEEK-END PROCHAIN : «BOUSSOLE» DE MATHIAS ENARD