Les Monstres démarrent sous le signe de l'hybridation. Dans une ville de Détroit déglinguée par la crise, un cadavre inimaginable est découvert : le tronc d'un adolescent sur lequel ont été cousus grossièrement les membres inférieurs d'un faon. Le roman s'ouvre sur cette vision monstrueuse que vit aux premières loges l'inspectrice Gabriella Versado. «Le corps. Elle pense : le-corps-le-corps-le-corps. Les mots perdent leur sens à force d'être répétés. Les corps aussi, malgré toute leur diversité. Quand on est mort, on est mort. Seuls le comment et le pourquoi varient.» Généralement, il y a une certaine banalité dans le crime, avec quelques variantes. Dans le cas de cette dépouille mi-homme-mi-bête, la violence a débordé ses habituelles limites créatives.
«Ubuntu». Le propre de Lauren Beukes, une Sud-Africaine qui a déjà fait son petit effet avec Zoo City (2011) et les Lumineuses (2013), c'est de refuser les étiquettes et de contourner quelques frontières coutumières des genres. Si les Lumineuses avait notamment pour sujet un tueur en série sur fond de maison à voyager dans le temps (mi-thriller, mi-cyberpunk), les Monstres ne doivent pas laisser penser qu'elle remet un jeton dans le serial killer. «C'est important pour moi que tous mes livres soient différents, se distinguent. Il y a une philosophie dans notre pays, l'Ubuntu : tu as quelque chose de signifiant à dire dans le monde», souligne Lauren Beukes, récemment à Paris, avant de rentrer à Cape Town. Autrement dit, elle évite de s'enfermer dans les codes du roman de genre, tout en y empruntant ce qui peut servir son propos.
Ainsi l'image forte de l'enfant moitié homme, moitié cerf (forme ambivalente qui rappelle M. Tumnus, le gentil faune mi-homme , mi-chèvre de Narnia), ne découle pas de la psychologie du criminel. Cette scène originelle a inspiré la manière dont elle a ensuite conçu le tueur. Clayton est un quinquagénaire solitaire, sculpteur autodidacte, possédé par des rêves prégnants qui envahissent son quotidien, jusqu'à lui conférer des pouvoirs de vision surnaturelle. «L'art comme l'expression du subconscient est plus immédiat que l'écriture, avance Lauren Beukes. Et il y a des gens qui brillent dans l'obscurité.»
Ainsi en est-il aussi de Detroit où se situe le roman, qui cristallise la mort du rêve américain, mirage de l'industrie automobile et nouvel eldorado culturel pour des artistes venus de Los Angeles ou d'ailleurs. «Quand il y a de l'obscurité, il y a l'envie d'allumer la lumière»,dit Lauren Beukes, qui cite Cocaïne Nights de l'écrivain J.G. Ballard, qui a décrit des zones déglinguées où s'épanouit la créativité.
Longtemps journaliste, Lauren Beukes ressent le besoin de pousser chaque fois des investigations pour infuser de la crédibilité dans sa fiction. Ce sont des détails, l'odeur de lieux et la psychologie perçue au cours d'entretiens. «D'expérimenter des situations réelles me permet plus de liberté pour aller de manière plus délirante dans le reste.» Elle a suivi des policiers, s'est rendue dans des parties où se côtoient des cliques huppées et des artistes, pour entendre quelles sont leurs préoccupations, a visité des usines désaffectées à Détroit. Elle a échangé avec un homme qui a tué l'assassin de sa mère pour étoffer le personnage de TK, ex-camé qui apporte une pierre chaleureuse au livre. Elle a aussi échangé sur les réseaux sociaux, qu'elle maîtrise parfaitement et dont elle critique les effets pervers. «Je me souviens de mon père qui écoutait la CB dans les années 80, il arrivait à parler à des gens en Alaska… C'était fantastique. Aujourd'hui, c'est encore plus facile mais notre vie privée est morte et nous devons vivre avec ça…» Dans les Monstres, des adolescentes jonglent avec les réseaux, mais jouent aussi au jeu dangereux de piéger des pédophiles.
Procès. Lauren Beukes veut signifier beaucoup de choses sur le monde. «Mon écriture est très politique», dit-elle carrément. Chapitres courts comme des saynètes, très visuelles, qui passent d'un personnage à l'autre, style parfois haché comme le langage parlé, la pensée en haleine ou l'écrit virtuel… Ses romans ont quasiment tous intéressé le cinéma ou la télévision. Peut-être parce que s'y lit aussi un désir de justice sociale. L'assassinat de sa femme de ménage par son compagnon, avec un procès qui n'a débouché sur rien, l'a vivement impressionnée. Un personnage dans les Lumineuses, qui traite de la violence faite aux femmes, dit en substance qu'on ne peut pas tout accepter. «Le passé ne s'en va pas comme par magie, ajoute la Sud-Africaine. Nous vivons avec les fantômes du colonialisme. Nous avons plus de vingt ans de démocratie et les choses ne sont pas devenues magiquement meilleures. Il n'y a pas de justice si tu es pauvre.»
Militant dans les actions d'un collectif de femmes et des organisations de réfugiés, Lauren Beukes se sert aussi de ses romans pour redistribuer autour d'elle. Pour les Lumineuses, elle avait sollicité des artistes pour illustrer des pages, vendues ensuite aux enchères. Les fonds récoltés avaient été reversés à une organisation qui se bat contre la violence faite aux femmes. «Je ne dis pas que la fiction peut sauver le monde, mais le rendre un peu plus humain. Car elle ouvre les portes à l'empathie.» Un écrivain hybride, qui s'empare de l'imaginaire pour rétablir aussi la réalité.