Il est de bonne règle qu'une recherche commence par une partie «destructive», et soit suivie d'une partie «constructive», ou propositive, qui l'achève. Aux yeux de Giorgio Agamben, cette règle est un lieu commun, tout comme l'idée d'«achèvement» - car aucune «œuvre de poésie et de pensée ne peut être conclue, mais seulement abandonnée, et, éventuellement, poursuivie par d'autres». On ne dira donc pas, bien que la quatrième de couverture le dise, que l'Usage des corps «conclut le projet Homo Sacer commencé en 1995» - qui comprend entre autres Ce qui reste d'Auschwitz, Etat d'exception ou le Règne et la Gloire, et qui, avec la vingtaine d'autres ouvrages «satellites» dont Agamben l'a entouré, a permis au philosophe italien de se hisser au rang des grands penseurs d'aujourd'hui, l'un des plus commentés dans le monde en tout cas.
L'Usage des corps poursuit donc la réflexion sur les concepts - vie nue, esclave, forme-de-vie, puissance destituante, ingouvernable, désœuvrement… - qu'Agamben ne cesse de mettre à jour dans son travail «archéologique-généalogique», de ciseler et d'encastrer les uns dans les autres. Un «Prologue» et deux «Intermèdes» scandent sa composition tripartite. Les seconds sont consacrés à Foucault, dont Agamben s'éloigne, et à Heidegger, dont il prend congé. Le premier à Guy Debord.
«Plectre»
In girum imus nocte et consumimur igni - phrase «construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir» (elle n'a pas de fin, puisqu'on peut la relire de droite à gauche) - est le titre du film de Debord : «Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu.» En citant quelques éléments de la biographie de son ami Guy - «si subtil et si inspiré quand il devait analyser et décrire les formes aliénées de l'existence dans la société spectaculaire» mais «candide et désarmé quand il tente de communiquer la forme de sa vie» -, Agamben «illustre» la question du livre : qu'est-ce qu'une vie inséparable de sa forme (et de son style), quel est le rapport entre les événements qui scandent la vie privée et ce que ces événements y mêlent d'impersonnel, ce «passager clandestin» qui, précisément parce que non privé, est le seul élément partageable, politique donc - mais insaisissable ? A quelle tâche ouvre ce paradoxe ? «C'est seulement si la pensée est capable de trouver l'élément politique qui se cache dans la clandestinité de l'existence singulière, et si, au-delà de la scission entre public et privé, politique et biographie, zoé (1) et bios (2), il est possible de dessiner les contours d'une forme-de-vie et d'un usage commun des corps, que la politique pourra sortir de son mutisme et la biographie individuelle de son "idiotie".»
Dans l'Usage des corps, convergent tous les couples de concepts antinomiques - nature et logos, corps et âme, animalité et humanité, violence et ordre institué, anomie (anarchie) et loi, multitude et peuple… - qu'Agamben a extraits du langage de la métaphysique et déconnectés pour penser l'ontologie à travers laquelle le pouvoir bâtit sa souveraineté puis esquisser les moyens de la déjouer. La notion qui émerge est celle, complexe, de désœuvrement, conçue comme une forme de «résistance» au pouvoir dont le rôle est justement d'œuvrer, d'opérer, de faire que ce qui est «en puissance» s'actualise. Il ne faut donc pas l'entendre comme un «ne rien faire», mais plutôt comme une désactivation, une in-actualité, capable d'empêcher que l'on assigne une «œuvre» à l'homme afin de préserver les potentialités (en ce sens, la poésie, par exemple, serait «une opération dans le langage qui désactive et désœuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible»).
C'est cette notion d'usage, translatée de la Politique d'Aristote, qui occupe Agamben. Y a-t-il une œuvre (ergon) qu'on puisse attribuer à l'homme en tant que tel, et non en tant que menuisier ou sculpteur ? Réponse du Stagirite : «l'œuvre de l'homme est l'être-en-œuvre (energeia) de l'âme selon le logos». Qu'en est-il de l'esclave, qui, «tout en étant un homme», est, «par nature, d'un autre, mais n'est pas de soi» ? L'esclave est «l'être dont l'œuvre est l'usage du corps». Suit une analyse stupéfiante, qui radiographie les oppositions entre instrument et usage, instrument de production et instrument pratique («l'usage du corps de l'esclave est semblable à celui du lit ou du vêtement, et non à celui de la navette ou du plectre») ou production et usage, explique en quoi l'usage du corps de l'esclave (par le maître) comprend aussi l'usage de ses parties sexuelles, montre l'apparition du travail dans les faits et dans le droit, l'exclusion de l'esclave de la vie politique (laquelle rend «possible aux autres le bios politikos, c'est-à-dire la vie authentiquement humaine», que lui n'a pas).
Action
On ne peut ici «résumer» quoi que ce soit, tant l'étude est fine. Disons qu'à partir de l'idée que l'usage du corps «se situe précisément sur le seuil indécidable entre zoé et bios, entre la maison et la cité, entre la physis et le nomos», Agamben pose que l'esclave représente «la capture dans le droit d'une figure de l'agir humain», et examine donc la notion d'action (praxis, actio), qui, issue de la sphère juridico-religieuse (agere, agir, signifiait «célébrer un sacrifice» et «intenter un procès»), a fourni à la politique son concept de base. S'éclaire dès lors l'une des thèses du livre, qui, remettant en question «la centralité de l'action et du faire pour la politique», tente de «penser l'usage comme catégorie politique fondamentale», en le confrontant au «souci de soi» de Foucault et au «souci (Sorge)» de Heidegger. Conclusions ? Celle-ci par exemple : «Ne jamais faire du monde un objet de propriété, mais seulement d'usage/» Cette autre, philosophiquement lourde : «Le soi n'est rien d'autre que l'usage de soi.» Ou encore : user est le verbe qui définit l'être, car «il faut que le soi se soit d'abord constitué dans l'usage en dehors de toute substantialité pour que quelque chose comme un sujet - une hypostase - puisse dire : je suis, je peux, je ne peux pas, je dois…».
Reste à montrer comment d'une «vie divisée», qualifiée tour à tour d'humaine, d'animale ou de végétale, on passe à une «politique de la forme-de-vie, de la vie inséparable de sa forme» - une vie toujours en puissance, une vie de «possibilités de vie», qui est l'autre nom de la politique. Si elle cesse, du moins, de définir l'Etat comme pouvoir de protéger et conserver la vie nue dans «la seule mesure où elle se soumet au droit de vie et de mort du souverain (ou de la loi)». Une politique «à venir», donc.
(1) Zoé, «le simple fait de vivre commun à tous les êtres vivants». (2) Bios, «la forme ou la manière de vivre propre à un individu ou à un groupe».