On préférerait arriver 46e ou dernier, abandonner, être éliminé - plutôt que d'être assez éloigné des vainqueurs pour ne pas avoir de médaille et assez proche pour recevoir un «prix de consolation». Cette consolation-là ne console de rien, empêche même d'être franchement désolé et fait que le sourire ne soit pas de joie ni les larmes de chagrin. Elle ne réjouit pas, elle ne mécontente pas. Pleine de bonnes intentions, mièvre, presque ironique, elle ressemble à la plus tendrement cruelle des annotations scolaires : «Pourrait mieux faire».
Curieuse notion que celle de «consolation», qui à la lettre indique que l'on est avec celui qui se retrouve seul avec son petit ou grand malheur. Elle est un peu vieillotte, et difficile à cerner, car elle tangue, comme toutes les petites vertus qui peinent à devenir grandes : elle n'est pas indifférence, participe d'une certaine manière à cette pitié que les hommes en général éprouvent devant les souffrances d'autrui, et a les semblances de la bonté - quel mal y a-t-il à consoler, par des mots bien choisis, des gestes de tendresse, de jolies histoires, l'enfant qui se désole d'avoir perdu son doudou ? - mais elle ne parvient pas à être compassion, la vraie vertu qui fait prendre en soi la douleur qu'a l'autre. La pensée antique la tenait sérieusement en considération cependant - de Platon aux stoïciens et la Consolation de la philosophie de Boèce -, car elle en faisait une prérogative de la raison, capable d'affronter tous les naufrages et de fournir des arguments rationnels «à un être qui, parce qu'il ne comprend pas sa souffrance, souffre doublement». La consolatio était même un genre philosophique (Sénèque, Cicéron, Plutarque…), entre la lettre de condoléance et le petit traité de morale pratique.
Réputation. Depuis, la philosophie l'a pratiquement abandonnée, d'une part à la religion, qui console de tout par la promesse d'un au-delà où il n'y aura plus aucune raison d'être inconsolable, d'autre part à la psychologie et à la psychanalyse, qui se font fort, par un «travail du deuil», de sortir le Moi de la désolation. Or il est étonnant qu'elle fasse l'objet de si peu de lectures (Hans Blumenberg, Stig Dagerman, Manlio Sgalambro…), alors que la perte qu'elle veut réconforter peut ne pas être seulement celle d'un proche ou d'un amour, mais aussi, par exemple, d'une réputation, d'un travail, d'une place sociale, d'une certitude, d'un idéal… C'est pourquoi l'ouvrage de Michaël Fœssel, le Temps de la consolation, apparaît vraiment comme une nouveauté, en ce qu'il soutient l'idée que «la consolation est un concept philosophique», apte à déchiffrer les illusions et les espoirs de notre temps, mais ne prétend pas pour autant que «la philosophie console de quoi que ce soit», puisqu'il semble désormais acquis qu'il ne lui revient pas de «produire un savoir qui réplique en toute occasion aux tourments de l'existence».
Devenir-autre.Ce que tente Fœssel, philosophe (Ecole polytechnique), c'est d'élaborer des thèmes, des procédures, des pratiques qui «s'imposent en lieu et place des anciens modèles de la consolation», en considérant «anciens» tous les faits et gestes consolatoires (des baumes que sur les blessures passe la religion jusqu'à la très moderne «résilience»), dont la visée est de restaurer, de revenir à un état antérieur, et de faire en sorte que le sujet affligé retrouve en lui «les forces suffisantes pour rétablir un ordre qui efface les effets du traumatisme». Qu'il s'agisse de la sphère intime ou de l'expérience politique, «il est bien arrivé quelque chose à l'inconsolé : aussi indéfinissable soit-elle, cette perte qu'il a subie le constitue comme sujet», mais un sujet altéré par le malheur, et donc inscrit sur la ligne, certes floue, du devenir-autre. Ce que la résilience ou les procédures de retour à un «day before» occultent, et que la consolation (consoler et être consolé) révèle, c'est que «l'altération n'est pas forcément catastrophique» et peut même susciter l'invention de «nouvelles pratiques ou d'attachements alternatifs qui prennent leur source dans la reconnaissance de ce que quelque chose a été perdu et manque». Il s'agit, brutalement dit, de fonder une «politique de la consolation» qui (re)donne puissance au chagrin.
C'est cette notion de «politique» qui attire le plus, et intrigue, dans le Temps de la consolation, où sont noués des dialogues critiques avec Hobbes, Nietzsche, Kant, Marx, Hegel, Heidegger, Adorno ou le Foucault de l'herméneutique du sujet et des «techniques de soi». Consolation et politique sont liées, bien sûr, puisque cette dernière a aussi affaire à la «perte», de valeurs, d'espérances, de perspectives, d'idéaux… Evidemment, Fœssel n'envisage pas une politique de consolation, qui remplacerait la justice par des pleurs apitoyés sur le sort des plus miséreux («de la religion au consumérisme, les déclinaisons historiques de l'"opium du peuple" sont suffisamment nombreuses pour que l'on se garde d'une telle perspective»). Il dégage plutôt le «potentiel politique» que possède la consolation, et qui lui permettrait d'ouvrir des chemins «hors de la fausse alternative» entre le ressassement de la perte et le renoncement, entre l'autocélébration du présent et la «déploration mélancolique qui sombre dans les illusions réactionnaires».
Injonctions. Etonnante est la manière dont s'«actualise» ainsi une notion si ancienne et si souvent réduite à une empathie aux vertus lénifiantes : du «temps de la consolation», Fœssel fait en effet une «résistance aux injonctions au renoncement qui s'abritent derrière les verdicts supposés de la réalité», et le nerf d'une politique capable de s'opposer à la logique du «ne plus» : «Il n'y aurait plus d'ouvriers, plus de lutte de classe, plus d'espoir dans le progrès, plus d'intérêt général et, finalement, plus de société du tout.»
Ne rien faire, donc, et demeurer à jamais inconsolables ? Eh bien non, dit Michaël Fœssel : restons inconsolés, car la consolation «fait entendre l'utopie dans l'expérience», regarde devant plutôt que vers le statu quo ante, est «désir d'une altérité radicale», et appelle une pratique «qui vise à élaborer la tristesse, de telle sorte qu'elle fonde des revendications inédites».
Michaël Fœssel, le Temps de la consolation, Seuil, 280 pp., 21 €.