Menu
Libération
Critique

Lignée de fuite

Un enfer familal dans l’éden libanais, roman de Charif Majdalani
publié le 30 octobre 2015 à 17h26

Avec ce cinquième roman en dix ans, Charif Majdalani poursuit son portrait du Liban d'avant la guerre civile. Pour la première fois, l'histoire nous mène jusqu'aux débuts de cette guerre, en 1975. Pour la première fois aussi, l'histoire est construite autour de trois femmes. Elle nous parle d'un paradis perdu, d'un âge d'or où le Liban n'était que douceur de vivre, douceur - relative - des relations entre communautés : chrétiens, sunnites, chiites, juifs, Arméniens, Palestiniens… «C'était une autre époque, où le vent soulevait les draps mis à sécher sur les toits, où l'on faisait son eau de fleurs d'oranger soi-même et où le marchand de journaux arrivait à vélo, comme le facteur.»

Poids. Vers la fin du livre, Mado Hayek dit : «J'étais folle de joie à l'idée de réduire à néant ce qui restait de cette fortune et de cette splendeur qui sont à l'origine de ma misère.» «- Et de la mienne», répond Marie. Et c'est comme si tous les Libanais s'étaient dit ça en même temps qu'elles : au moment où s'écroulaient la fortune et la vie si enviable des Hayek, s'écroulait aussi le fragile éden libanais.

Villa des femmes se passe dans une société patriarcale où tous ressentent le poids des pères bien sûr, mais des familles aussi, le poids du regard des autres, de la microsociété à laquelle chacun appartient, où tout le monde est plus ou moins apparenté, à la fois allié et rival. Skandar Hayek est le patriarche d'une famille chrétienne, propriétaire de terres et d'une prospère usine textile. La fortune familiale a son origine dans le commerce de crotte de chameau, ce que Skandar aime à rappeler et les autres à oublier.

La maison familiale est entourée d’un jardin splendide, au cœur d’une orangeraie, pas loin du camp palestinien où vivent les ouvriers de l’usine. Pour le reste, les femmes portent fourrures et bijoux, elles vont à la plage et prennent le thé. Les hommes fument le cigare et roulent en Bugatti, en Cadillac ou en Alfa Romeo. Les tapis sont d’Orient et le cristal de Paris.

Dans la villa, il y a Marie, la femme de Skandar, belle, discrète, ironique. On apprendra qu'elle a été amenée quasiment de force à son mariage, elle aimait un autre homme, qui n'était pas assez riche. Quand le roman commence, les enfants de Skandar et Marie sont de jeunes adultes. Il y a les deux garçons, à qui Skandar n'a jamais su parler : Noula, l'aîné, qui «n'aime que les aventures amoureuses scabreuses» ; et Hareth, qui a une passion pour les livres de voyage. Et puis Karine, la fille à qui Skandar passe tout, qu'elle monte à cru ou flirte avec les garçons. Il y a aussi Mado, la sœur non mariée de Skandar, aigre et maigre, gardienne de la splendeur de la famille et animée d'une haine sans faille pour Marie.

La mort soudaine de Skandar fait vaciller le fragile équilibre qu'il maintenait dans la famille comme entre les factions politiques locales : chiites, Palestiniens et Kataëb. Hareth est en voyage du côté de l'Iran. Karine sort «avec des gauchistes qui l'embêtaient avec leur dogmatisme à tout crin, avec de riches héritiers qui l'assommaient par leur conformisme». Sans personne pour cadrer son incompétence, sa paresse et sa folie des grandeurs, Noula se lance dans un absurde projet de bière de luxe. L'échec, fracassant, entraînera la ruine de toute la famille. Pendant ce temps, les relations se tendent entre Palestiniens, chiites, chrétiens. Ce n'est pas encore officiellement la guerre, mais des miliciens s'installent dans le quartier, puis au fond du jardin, ils se rapprochant toujours plus de la villa et des femmes restées seules.

Autel. «Ces événements se passèrent au printemps de 1975, une année que je pensais funeste pour nous, les Hayek, sans que je pusse me douter qu'elle le serait en réalité pour tout le monde», dit le narrateur. La cause de la haine de Mado pour Marie, et du mépris de Marie pour Mado ? On finira par l'apprendre. On comprendra que Mado a été sacrifiée pour la plus grande gloire des Hayek. Et Marie pour celle des Ghosn. Des femmes sacrifiées sur l'autel de la gloire masculine ? Pas seulement. Le récit montre que la gloire des familles exige aussi des hommes qu'ils soient à la hauteur d'un inatteignable idéal viril. Dans ce roman comme dans les précédents, Majdalani nous dit que les hommes qui échappent aux contraintes de cette société sont ceux qui comprennent qu'à un moment, la seule issue, c'est la fuite. Il y a un moment pour partir, il y aura un moment pour revenir.