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Libération
Critique

Crise de possession aux Philippines

Par son approche ethnographique originale, l’historien Romain Bertrand met en lumière les enjeux multiples de la colonisation espagnole autour d’un procès en sorcellerie au XVIe siècle.
Un «aswang», créature du folklore philippin comparable au vampire (XVe siècle).  (Photo Bridgeman Images)
publié le 4 novembre 2015 à 19h06

En 1577, le gouverneur espagnol des Philippines, Francisco de Sande, intente un procès en sorcellerie à un jeune Espagnol, Diego de Avila, ainsi qu’à deux Indiennes, Inès Sinapas et Beatriz, tous trois habitant l’île de Cebu. Pourquoi, se demande l’historien Romain Bertrand, le plus haut représentant du roi d’Espagne aux Philippines à peine conquises a-t-il fortement voulu ce procès contre un enfant à peine âgé de 11 ans alors que la sorcellerie est une question plutôt banale pour l’époque ? Après son étude de l’arrivée des Hollandais à Java, en Indonésie, cette affaire intrigante est l’occasion pour l’auteur de poursuivre son programme d’une ethnographie des contacts entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est à l’époque des premières conquêtes (1).

Une telle ambition suppose de procéder à une analyse de type micro-historienne, en décrivant au plus près des acteurs les comportements et les enjeux sociaux qui sont à l’œuvre, opération bien connue des historiens mais rarement pratiquée pour des espaces lointains. Cela pose la question des sources, car l’essentiel des documents disponibles a été rédigé par des Espagnols, qu’il s’agisse des correspondances administratives de l’Empire ou des registres de l’Inquisition. Si l’archipel philippin appartient à un espace - le domaine insulaire malais-musulman du Sud-Est asiatique - qui a produit dès cette époque beaucoup de textes écrits, il n’en reste aucune trace pour le monde des indiens Visayas, ce qui nous prive d’une voix issue du monde d’avant la conquête.

Parvenus. L'affaire est la suivante. En visite chez un riche colon, le jeune Diego se trouve «saisi de folie» et de nombreux témoins accablent les deux Indiennes, Inès et Beatriz. Diego raconte un voyage qu'il aurait fait entre le ciel et l'enfer, périple durant lequel il aurait appris que les diables attendaient le gouverneur aux enfers. Le gouverneur se saisit de l'affaire et inculpe Diego, Inès et Beatriz pour atteinte à l'autorité de la couronne. Ce qu'il craint par-dessus tout, c'est la circulation, dans la petite société espagnole de Manille, de rumeurs portant sur les visions de l'enfant.

Pour comprendre ce procès, Romain Bertrand analyse les multiples mondes qui se croisent et s'affrontent au sein de la colonie, chargés de raisons et d'imaginaires bien souvent opposés. Le premier monde est celui des conquérants, qui se considèrent comme les seuls occupants espagnols vraiment légitimes. Ils s'opposent en particulier aux administrateurs, ces letrados nourris de culture juridique hispanique dont le gouverneur est le parfait représentant. Ce dernier n'appartient pas au monde «de sang et de sueur» de la conquête. Issu de la petite noblesse espagnole, il méprise ces parvenus, soldatesque indocile, enrichie grâce aux tributs qu'ils perçoivent sur les Indiens (encomienda). Homme du roi, son objectif est de remettre au pas la colonie, en mettant en particulier de l'ordre dans les finances royales ainsi que dans les trop généreuses encomiendas accordées aux colons, ce qui lui vaut «la haine farouche de tout ce que Manille compte de vétérans de la conquête». Ainsi s'explique à la fois d'où provient la circulation des rumeurs sur le rêve du jeune Diego et le constat fait par l'auteur que la quasi-totalité des protagonistes du procès sont des encomenderos.

Exactions. Un autre monde est impliqué dans le procès, celui du clergé régulier auquel le gouverneur attribue une lourde responsabilité dans la circulation de la rumeur. Ce sont en effet des frères de l'ordre des Augustins, très présents aux Philippines, qui ont initié la rumeur de la mort et de la résurrection de Diego. Or, les Augustins ont une relation exécrable avec le gouverneur, qu'ils accusent de ne jamais mettre les pieds à l'église et de mener une vie libertine, ayant en plus contre lui d'être célibataire. Ils se veulent également les protecteurs des droits des Naturels contre les exactions de la conquête, cette dernière n'ayant pas à leurs yeux propagé l'esprit de Dieu mais celui du diable, ce en quoi ils s'opposent d'abord aux colons mais aussi à l'administration espagnole.

Il est enfin un autre monde, bien plus impénétrable, celui des pratiques religieuses des Visayas. Aux yeux des premiers conquistadors, cette religiosité indienne présente tous les traits d'une contre-Eglise démoniaque, ce qui empêche autant les réguliers que les colons de comprendre le monde pluriel et invisible des Naturels. La conséquence de cette incompréhension est la condamnation des deux Indiennes comme «sorcières», personnages bien connus dans l'univers européen. «Ce sont désormais les mots de l'Espagne qui seuls règnent sur leur histoire.»

Le projet affiché par Romain Bertrand d'une ethnographie historique des situations de contact a prouvé son efficacité. Il a permis de déplier les mondes multiples que les archives de la conquête unifient en trompe-l'œil et, plus encore, d'échapper à la facilité d'une «histoire de doctes et de diplomates parcourant sans entraves un globe sans relief».

(1) L'Histoire à parts égales. Récits d'une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Seuil, 2011, «Points-Histoire» 2014.