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Libération
Critique

Un train d’enfer

L’URSS, la pérestroïka, les années Eltsine et un voyeur déraillent par la grâce de Vladimir Sorokine
publié le 6 novembre 2015 à 18h06

Dès qu'il surgit, le train devient un décor central des romans russes. Il emmène au bout d'un monde infernal, idéal, comme une ligne d'asymptote ; il étale et referme l'espace sur le temps. Nous voici dans le train Simferopol-Moscou, en juillet 1980. L'URSS meurt de gâtisme, d'Afghanistan, de mensonges, de tout sauf de souffrance, cet état qui paraît entretenir complaisamment l'intensité de cette région du monde, mais on ne le dit pas encore. Trois jeunes - deux femmes et un homme - sont abordés au wagon-restaurant par un type chauve, sans âge, sans qualité apparente. «Un vétérinaire, songea Volodia histoire de lui coller une étiquette, et il piqua la cigarette d'Olia. "De Funès'" se dit Olia. "Un pignouf célibataire qui revient d'une station balnéaire" supposa Vitka en faisant une grimace avec sa jolie bouche.» Ils baisent ensemble, tout agace leur sens du sarcasme ; ils pensent underground ; c'est la morsure vitale de leur sensibilité. Le type file trois roubles au serveur pour qu'il ne lui serve rien : un timbré, pensent-ils. Le repas arrive. Vladimir Sorokine, l'auteur du Lard bleu et de la Glace, décrit ce que chacun mange, comment il le mange, vite et bien. C'est précis, grotesque, répétitif, beau. C'est la vie.

Exercice de style. La belle Olia, musicienne, «mangeait avec calme tout en découpant sa viande ; elle arrosait chaque morceau d'une gorgée de bière, elle chipotait de petits bouts de pain blanc et ignorait résolument la garniture. Son regard errait distraitement dans son assiette». Le chauve la regarde manger, ses yeux bleu vert délavé, l'air dément : «Son visage n'était certes pas d'une pâleur mortelle, mais il paraissait tout à fait monstrueux, comme si un spectacle épouvantable se déroulait devant lui, un spectacle contraire à la nature même de cet homme.» Trois pages ont passé et Soupe de cheval, publié en 2001 dans un recueil intitulé Pir, «le Festin», n'est encore qu'un excellent exercice de style existentiel, tel que l'auteur nous a habitués à en lire : il saisit les classiques russes - ici, on pense à Gogol, plus tard à d'autres -, les pastiche et les décompose sous la violence, la criminalité, l'absurdité que leur ombre sacrée avait bénévolement sanctifiées : «Nous habitons un pays de merde, dirigé par des tyrans, mais quelle littérature nous avons !» Tu parles ! semble dire Sorokine, décanillant à froid les symboles quille après quille.

Le chauve s'appelle Bourmistrov. Il sort d'un camp de rééducation par le travail, au fin fond du Kazakhstan. C'est un businessman. Il parle comme un personnage de roman soviétique.  Pendant sept ans, il n'a mangé qu'un «brouet de viande de cheval. De la soupe de cheval, comme on disait». Olia l'appellera donc Soupe de cheval. Près du camp, il y avait un grand abattoir de chevaux. Tantôt il mangeait la viande, tantôt le bouillon, jamais les deux en même temps. Et maintenant, il demande à Olia de manger devant lui, pour lui, peu importe la nourriture : ce qu'il veut, c'est «voir quelqu'un de bien manger. Quelqu'un de beau». Pour vingt-cinq roubles. «Nous voilà à l'asile !» pensent les jeunes. Mais vingt-cinq roubles ne se refusent pas. Et, tandis qu'Olia mange, Bourmistrov fixe sa bouche, pétrifié. Il s'accroche à la table, «ses yeux troubles sortaient de leur orbite et étaient devenus vitreux, comme si on avait injecté à ce pauvre type une forte dose de drogue». Plus tard, il propose à Olia de la retrouver une fois par mois, à Moscou, place Pouchkine, le lieu des amoureux et des paumés. Pour cent roubles, il l'amène dans un appartement. Une vieille sert. Et il la regarde manger.

Huis-clos délirant. Le train de Sorokine accélère. En quelques pages, l'histoire passe les plats devant Olga, sa jolie bouche, sous le regard du sponsor. Il défaille et pousse des cris en serrant un oreiller, tandis qu'elle mange. Défilent la fin de l'URSS, la pérestroïka, les années Eltsine. Bourmistrov devient nouveau riche, Olga la musicienne voyage en Europe grâce à l'argent que leur récurrente cérémonie lui procure. On ne les voit que dans leur huis-clos délirant et comique. Le pays change, les plats diminuent : Olga finit devant des assiettes vides. Elle mime l'acte de manger. Bourmistrov jouit autant, paie autant. Elle rêve comme un héros de Dostoïevski, dans une autre langue, une langue de revenant. La mort fleurit sous les sabots de Soupe de cheval. On est en Russie : un jour ou l'autre, c'est la chute finale. Le récit est une métaphore parfaite, transparente et inexplicable. Un mystère clair comme le jour, sombre comme la nuit - et le contraire. Une nuit russe, au clair de lune, vue d'un train qui file et fatalement déraillera.