C'est entre les murs de la maison des Goncourt, au fin fond du XVIe arrondissement de Paris, que cette folle idée a vu le jour. Pourquoi ne pas muer des écrivains en «M. Smith», ce sénateur idéaliste du film de Frank Capra lancé dans un monologue de vingt-quatre heures ? Pourquoi ne pas demander à des plumes, habituellement silencieuses et solitaires, d'écrire un discours sur le climat, puis de le prononcer - soyons fous - dans l'enceinte de l'Assemblée nationale ? Cela aurait de la gueule, cet aréopage littéraire engagé dans l'arène à la veille de la COP 21. Ce qui fut fomenté se fera de 10 heures à 17 heures ce samedi, «30 + 1» écrivains (comme les Mille et Une Nuits) liront leur texte à la tribune de la salle Victor-Hugo du Palais Bourbon. Advienne que pourra.
Avant même d’apprendre que la COP 21 était accueillie sur le sol français, la Maison des écrivains et de la littérature avait creusé dans ses rencontres le lien croissant entre littérature et écologie. Puis elle a monté ce projet de «Parlement sensible», sollicité des auteurs, plutôt pas catégorisés comme «climatiques». Certains ont dit non : peut-être par manque de temps ou bien d’inspiration, voire par pure paresse ou encore parce que venir dans ce lieu politique les dérangeait. Mais ceux qui ont accepté l’aventure du «Parlement sensible» ont pensé que les mots pouvaient secouer les consciences.
La liste des présents vaut le détour : Pierre Bergounioux, Philippe Claudel, Michel Deguy, Agnès Desarthe, Erri de Luca, Olivia Rosenthal, Boualem Sansal, etc. Si la contrainte formelle de départ exigeait de rédiger un discours, ils n’y ont pas tous sacrifié. Tous les genres sont convoqués : poème, fiction, récit, témoignage. On y parle de réchauffement, de la fonte des neiges éternelles, des espèces disparues et de la folie des hommes, comme de la perte des abeilles.
Au-delà du symbolique, cette démonstration collective aura-t-elle un effet ? «Elle ne va évidemment pas faire baisser la température de 2 degrés !» réagit Philippe Claudel, un des «30+1». Un recueil de leurs textes continuera à remuer le couteau dans la plaie (1) et d'autres rencontres sont prévues, extraterritoriales, pour ne pas couper l'élan. Mais l'impact de la littérature se joue avant tout dans les textes. Et si le lien entre littérature et écologie s'est amplifié ces dernières années, c'est grâce à la porosité de la première à une préoccupation sociale majeure, selon Anne-Rachel Hermetet, professeure de littérature comparée à l'université d'Angers et pilote du projet régional «Ecolitt» (2), qui travaille sur l'écocritique et l'analyse des rapports entre littérature et préoccupations environnementales.
Est-ce que l’inquiétude grandissante pour la survie de la planète se reflète dans la littérature ?
Les préoccupations écologiques dans la littérature, la question de l'oikos, maison commune qui serait la planète et comment l'habiter de façon respectueuse, apparaissent dans les essais dès le XIXe siècle. Mais dans la fiction, c'est une thématique plus récente qui rend aussi compte d'un air du temps. Les années 70 initient des textes qui renvoient à l'écologie scientifique et politique, le Silent Spring (Printemps silencieux) de Rachel Carson en tête. Le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972, les mobilisations écologistes comme celle du Larzac, la candidature de René Dumont à la présidentielle de 1974 sont les signes du développement d'une préoccupation dont les écrivains vont s'emparer. Les textes littéraires traitant de l'environnement et de l'écologie se trouvent ainsi au croisement de discours sociaux, politiques, scientifiques. Aujourd'hui, la question qui se pose est celle de l'anthropocène [ère de l'humain devenu un facteur géologique majeur, ndlr] et de la pertinence de parler de «fictions de l'anthropocène». La semaine dernière, un colloque au Collège de France se demandait ainsi comment penser l'anthropocène pour les anthropologues, philosophes et sociologues.
Est-ce que la préoccupation environnementale a d’abord émergé dans certains pays ?
Aux Etats-Unis, il y a une tradition du nature writing, genre littéraire à la gloire de la nature et d'un environnement sauvage. Ce concept est propre à l'espace américain. Une figure comme Aldo Leopold, forestier et universitaire écologiste, a influencé le développement de l'éthique environnementale moderne et le mouvement des parcs naturels. Son Almanach d'un comté des sables (1949), publié à titre posthume, est un ouvrage culte de cette tendance.
Mais il y a aussi un mouvement propre aux pays du Sud, qu'Anne-Laure Bonvalot a baptisé «l'écologie des Sud», qui naît dès les années 90 pour se consolider dans les années 2000. Souvent dans les romans du Nord, on présente le réchauffement climatique, la pollution ou la détérioration des espèces comme une dystopie, alors que dans ceux du Sud, c'est présenté comme une réalité, dans une confrontation avec l'inégalité des ressources et la pauvreté. Emmanuel Dongala, dans Photo de groupe au bord du fleuve (2010), montre ce côté écosocial de la guerre des mondes. Deux écrivains congolais majeurs, Ondjaki et Pepetela, adoptent le côté anthropocène comme scène néocoloniale de la prédation.
Qu’en est-il plus spécifiquement dans la littérature française ?
Il y a plusieurs types d'approches. Certains auteurs s'intéressent à la catastrophe, comme Volodine dans Terminus radieux, sur une Sibérie postapocalyptique après une irradiation nucléaire. Une autre tendance prévaut également, celle de romans qui parlent du monde paysan. Marie-Hélène Lafon, Jean-Loup Trassard ou Pierre Bergounioux portent une attention particulière à la nature, au monde rural comme l'expression de la conscience d'un monde qui disparaît. La question des rapports entre les espèces, en particulier entre les hommes et les animaux, peut s'observer chez des auteurs comme Eric Chevillard (Sans l'orang-outan) où il postule que la survie de ce singe conditionne la pérennité de l'équilibre terrestre, ou chez Olivia Rosenthal (Que font les rennes après Noël ?).
Quels sont les thèmes environnementaux dont s’emparent plus volontiers les écrivains ?
La palette est large. Dans le roman d'espionnage ou les polars, on observe une prédilection pour la maîtrise de l'énergie autour du trafic alimentaire. C'est le cas de l'Ecossais Peter May, qui a publié une série sur une manipulation génétique du riz en Chine. Il y a tout un mouvement autour de Fukushima : témoignages chez Michaël Ferrier (Fukushima : récit d'un désastre) et Yoko Tawada (Journal des jours tremblants) ; romans chez Laurent Mauvignier (Autour du monde) ou Thomas B. Reverdy (les Evaporés)…
Est-ce qu’un roman engagé pour la défense de la planète est forcément efficace dans la prise de conscience, plus qu’une fiction sans thèse et plus imaginaire ?
C'est la différence entre littérature engagée et engagement littéraire. Si on se focalise sur un éventuel «message» de l'œuvre, c'est en général mauvais signe pour sa qualité littéraire. A l'inverse, des œuvres peuvent susciter la réflexion parce qu'elles en appellent à nos imaginaires ou par la force stylistique du récit. La question primordiale est celle de la langue. Un engagement qui passe par la force donnée aux mots et par l'usage singulier qui en est fait. Laurent Mauvignier parlant du tsunami dans Autour du monde a une puissance d'évocation telle qu'il fait ressentir presque physiquement la violence de la vague affluant et le reflux avec tout ce qu'il charrie.
Que pensez-vous de l’initiative du «Parlement sensible» ?
C’est un événement dans un lieu symbolique associé à l’idée de discours. Il sert l’idée que la littérature a quelque chose à dire que les autres arts ne disent pas. La littérature est une manière de dire le monde qui n’appartient pas aux autres utilisations du langage. On ne peut qu’y souscrire.
(1) Du souffle dans les mots : Trente écrivains s’engagent pour le climat, Arthaud, en librairie le 18 novembre.
(2) ecolitt.univ-angers.fr