Dans la famille polar américain, Dennis Lehane appartient à la branche des discrets. Pas du genre à faire le show façon James Ellroy (version bad cop) ou Harlan Coben (good cop). En l'espace d'une vingtaine d'années, le Bostonien d'origine irlandaise, 49 ans, s'est pourtant imposé comme la star d'une génération forte de calibres type George Pelecanos ou Michael Connelly. Lehane séduit aussi le cinéma, adapté par Clint Eastwood (Mystic River), Martin Scorsese (Shutter Island) ou Ben Affleck (Gone Baby Gone), et la télévision, membre de la team de The Wire et régulier de Castle. Sa nouvelle livraison, Ce monde disparu, confirme ses qualités et son ampleur.
Quelle Amérique ?
Ce monde disparu s'ouvre par une exergue révélatrice : des paroles de Stolen Car, chanson de Bruce Springsteen issue de l'album totémique The River (1980). A l'instar de la discographie du «Boss», la bibliographie de Dennis Lehane est empreinte de l'histoire des Etats-Unis, passée comme contemporaine. Ce monde disparu est le dernier pan d'une trilogie qui commence à Boston (Massachusetts) dans les années 20, et se clôt à Tampa (Floride) en 1942, un an après l'attaque de Pearl Harbor. On y suit une lignée de flics d'origine irlandaise, les Coughlin. A Tampa, Joe Coughlin, petit-fils de commissaire passé à l'ennemi (la mafia), excelle désormais comme homme lige entre les autorités officielles et la pègre. Mais l'art du consensus (de la double face ?) du consigliere ne suffira pas dans les luttes entre mafieux qui vont ensanglanter la ville. Au cœur de cette flambée de violence : l'argent, le pouvoir, mais aussi le racisme. Le melting pot américain a des revers que Lehane pointe avec amertume.
Un auteur viril ?
Ce monde disparu (comme l'ensemble de l'œuvre de Lehane) est majoritairement masculin, et viril, à l'ancienne : les gars sont taiseux, durs au mal, violents, tourmentés. Et le Bostonien n'a pas la main qui tremble dans les scènes de mitraille. Mais l'horreur peut être, parfois, le fait d'une femme. «Les enquêteurs conclurent qu'après avoir donné le premier coup de maillet paralysant, elle avait placé un pied sur la pommette de son mari pour lui maintenir la tête sur le sol de la cuisine, puis lui avait défoncé l'occiput jusqu'à lui donner l'aspect d'un flan écrabouillé.» Rien de très surprenant, le roman noir est friand d'hyperréalisme. Plus étonnant, Lehane présente aussi un penchant assumé pour le lyrisme, à en frôler la sensiblerie : «On entrait dans ce monde parce qu'on avait accumulé tant de fautes et de chagrins qu'on n'avait plus aucune place ailleurs.» Joe Coughlin incarne bien cette oscillation, homme redoutable mais inconsolable de la mort de sa femme. Empathique et intuitif, Lehane sait créer des personnages attachants, creuser leurs profils psychologiques. Et jouer du violon autant que de la grosse caisse.
Quelle réalité ?
Fluide, claire, efficace, l'écriture de Dennis Lehane n'a en soi rien d'ébouriffant. Mais le Bostonien s'avère la plus évolutive des pointures du roman noir américain apparues dans les années 80. Quand Connelly écrit constamment le même roman, Lehane cherche, ose. On lui doit entre autres le stupéfiant, cinglé Shutter Island. Lehane affectionne les mondes parallèles, les atmosphères spectrales et les personnages hantés. Tel Joe Coughlin de Ce monde disparu, que «visite» un gamin en culottes courtes. Visionnaire, Lehane.
Dennis lehane, «Ce monde disparu». Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Mallet, Rivages/Thriller, 348 pp., 21 €.