«Pour faire un journal il faut un mélange d'intime et d'universel.» La phrase est de Michel Butel, écrivain né en 1940 et esprit libre de la presse française, dans l'avant-propos d'Articles intrépides II. L'ouvrage est, logiquement, la suite d'Articles intrépides, recueil des textes qu'Hervé Guibert publia dans le Monde de 1977 à 1985. Ce deuxième tome des aventures (en apparence) paralittéraires de l'écrivain compile ses articles parus dans l'Autre Journal, mensuel fondé par Michel Butel en 1984, devenu hebdomadaire début 1986, remarquable par sa ligne éditoriale audacieuse, son absence de cahier des charges et la liberté laissée à ceux qui proposaient de bonnes idées. La collaboration dure d'octobre 1985 à juillet 1986, date de fermeture de l'hebdo. Guibert a 30 ans et part ensuite à la Villa Médicis. L'Autre Journal se relance sous une forme mensuelle en 1990, mais l'écrivain est déjà épuisé par la maladie. Il meurt du sida en 1991.
Laboratoire. Pour un journaliste, un journal est son journal. Alors même que le tirage peut être imposant, il en parle comme de son carnet intime. Et malgré les règles d'objectivité ou autres lois d'airain de la profession, il y glissera toujours quelque chose de lui-même, souvent en cachette. Qu'en est-il alors d'un écrivain ? Lorsqu'il venait à l'Autre Journal, selon Michel Butel dans l'introduction, Hervé Guibert «était attentif à tout ce qui se passait […] et aussi à tous les métiers qu'implique la parution». Comme si le cadre technique et contraignant par nature de la profession en avait fait un laboratoire. C'était l'impression que laissait le premier tome d'Articles intrépides, et c'est la même pour ce nouveau volet, en plus de démontrer la parfaite légitimité des papiers journalistiques de Guibert dans son intense bibliographie.
Il y a des articles très courts, sur les archives du musée de l'Homme, sur trois livres de photographes qui paraissent juste au moment des Rencontres d'Arles, en 1986. Ailleurs, c'est un récit de voyage au Japon ou une interview de l'écrivain autrichien Peter Handke. Mais la vraie intrépidité de ces articles surgit presque encore davantage quand Guibert n'écrit pas. Ou plutôt, quand il ne signe pas vraiment, et que ses textes se cachent sous l'expression usuelle du «propos recueillis par…». Cela semble une évidence pour tous les journalistes, et un étonnement possible pour les autres, mais une interview, une confession est toujours réécrite, remaniée, adaptée. Celui qui «recueille» est donc auteur, même s'il n'est pas d'accord avec les propos.
«Tutu». Pour l'Autre Journal, Guibert a interviewé Roger Nordmann, un professeur de lettres retraité qui jouait de la scie musicale dans le métro, et a commencé avec une pancarte sur laquelle était écrit : «Pour payer mon impôt sur les grandes fortunes.» Georges Chaulet, «papa» de Fantômette, explique que des enfants lui demandent si son héroïne a des parents. Ce à quoi il leur répond : «Si Fantômette avait des parents, ils l'empêcheraient de sortir la nuit pour courir après les bandits, et il n'y aurait pas d'histoire.» Une dame de 90 ans décrit des moments de sa vie sexuelle passée, ses amants d'un jour et des fêtes décadentes à l'hôpital de la Salpêtrière, où les filles ne portaient qu'une jupe «genre tutu». Tous manient le «je». Et Guibert ne transforme jamais cette première personne en troisième, lui dont le parcours littéraire, vu aujourd'hui comme matrice de l'autofiction, s'est façonné autour de cette même question du «moi».
Ces personnes l’intéressent, alors il les inclut dans son corpus d’écriture. C’est que Guibert fait du journalisme, certes pas traditionnel, mais du vrai, au sens où il montre des choses que le lecteur ignore. Il donne aussi à voir : l’hebdomadaire publiait ses photographies, ici reproduites. Certaines illustrent ses articles, d’autres sont des portraits (Isabelle Adjani, Bulle Ogier, le perruquier de l’Opéra de Lille, la chambre d’hôtel d’Orson Welles) ou des photographies intimes, toutes sont superbes.
Drôlerie. On peut très bien, pour des raisons d'âge ou autres excuses du genre, n'avoir jamais tenu un seul exemplaire de l'Autre Journal dans ses mains, et se sentir happé par ces articles intrépides. Car ici apparaît tout ce qui fait la force de Guibert, la capacité de ses textes à frapper, même quand on les lit détachés de leur contexte, actualité, biotope et cercle de proches. Ce qui frappe, c'est la drôlerie permanente, l'idée qu'un article de presse peut être une incartade. Dans Articles intrépides II est publiée la série des «Enfants exceptionnels». Guibert interviewait des garçons (que Bernard Faucon photographiait). Il y a un petit qui boursicote, achète et revend des actions Peugeot, un autre qui adore dessiner : «Ma sœur a quarante paires de chaussures. Je me suis d'abord amusé à les compter, je trouvais ça super, et puis j'ai commencé à les dessiner.» Ce n'est pas seulement amusant ni mignon, c'est aussi magnifique. A Emmanuel, 12 ans, l'écrivain demande : «As-tu des espoirs ?» Réponse : «J'aimerais bien être heureux dans la vie. Mais ce n'est pas vraiment un espoir : je compte bien l'être.»