Petite, Isadora Duncan demeurait «assise des journées entières» devant le Printemps de Botticelli : «Je restais là jusqu'à ce je visse effectivement les fleurs peintes pousser, les pieds nus danser, les corps se mouvoir, jusqu'à ce qu'un ange de joie vînt me visiter, et je pensai alors : je danserai cette image…» Sans l'avoir appris, on sait traduire les tourments amoureux en soupirs ou en cris. Mais quelle magie faut-il pour «danser une image», restituer dans le marbre la souplesse d'une étoffe et d'un pli, «rendre» par des mots, des couleurs ou des sons, la légèreté de l'air, la puissance du vent, la fluidité de l'eau ? Comment capter une «fluence», inaccessible et volatile, «toujours fuyante, toujours là cependant», le mouvement d'un foulard tremblant sous une brise légère ?
Lauréat, en septembre, du prestigieux prix Adorno (précédemment attribué, par exemple, à Norbert Elias, Jürgen Habermas ou Jacques Derrida), Georges Didi-Huberman est considéré comme l'un des tout premiers historiens et philosophes de l'art contemporain, auteur d'une œuvre qui, initiée en 1982 avec l'Invention de l'hystérie, a été progressivement aimantée par la question de l'image comme «formation», oscillant sans cesse entre sa dimension psychique interne, mobile, et sa dimension physique externe, cristallisée dans les représentations. Après Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé (2002), il publie Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir : non pas une suite, mais comme une réapparition, au sens où on le dit d'un symptôme.
«Survivances»
De quoi la nymphe est-elle le «symptôme» ? Impalpable et diaphane, amoureuse et tentatrice, fille de l'Océan, esprit des montagnes, des forêts et des lacs, Vénus terrestre et céleste, jeune fille démoniaque et divine, femme-vent à la chevelure ondoyante, aux habits légers et flottants, qui chante, danse et enchante, cette étrange créature participe d'une sorte de structure mobile universelle, archétypale, qui, visibles dans ses «survivances», nimbe les articulations de l'histoire de la culture. Elle constitue une sorte de «leitmotiv dans la longue durée des images occidentales» : elle est une hantise (1), elle «passe», mais toujours revient, comme chez Freud le refoulé.
Aby Warburg, le premier, en fut «possédé. C'est le père de l'iconologie, ou plus exactement le fondateur d'une «anthropologie historique de l'imagination», capable d'«entrer dans la "micro-histoire" d'un seul tableau - voire d'un seul détail de tableau - mais pour en tirer une grande leçon structurale, pertinente au niveau de chaque psychisme individuel comme de toute organisation sociale et politique». En 1888 et 1903, il est à Florence. Il observe, sidéré, d'une part la Naissance de Venus et le Printemps de Botticelli, de l'autre la fresque du Ghirlandaio, la Naissance de saint Jean-Baptiste. Ces tableaux si connus perdent aussitôt l'«harmonie et l'espèce de candeur qu'on leur reconnaît habituellement», laissant apparaître une kyrielle d'éléments hétérogènes, des formes «pullulantes de choses inconnues».
Sous l'œil de l'historien, chaque œuvre révèle un «réseau proliférant de singularités formelles», un ensemble de vecteurs de migration qui muent «le geste naturel (marcher, passer, paraître) en formule plastique (danser, virevolter, pavaner)», en geste intensifié, au sens où Nietzsche parle de la danse comme «langage gestuel rehaussé». Cherchant à interroger le statut de cette «formule» en tant qu'elle donne existence à un «pathos», c'est-à-dire à une atteinte physique et affective du corps humain, il élaborera les notions de Pathosformel, qui rend compte de cette «intensité chorégraphique», et de Nachleben, la «survivance» de ce qui, par mille ruisseaux, mille fils entremêlés, malgré coupures et disparitions, parvient du passé jusqu'à nous. Et dont la plus parfaite «synthèse», s'agissant de la grâce féminine, de ces chevelures au vent, ces rondes légères et sensuelles, ces «écharpes visuelles», ces volutes qui «animent» (presque au sens de dessin animé) le Printemps ou la Naissance de Venus, est ce que Warburg nomme Ninfa, la nymphe.
Didi-Huberman reconnaît à Warburg le mérite d'avoir ainsi «réinventé d'un coup ce que histoire de l'art voulait dire». Parce qu'il a déconstruit l'«idole des origines», à savoir l'idée que l'attribution des «sources» puisse être brandie comme «le basic text» d'une image et la clé de sa signification. Et parce qu'il a montré le caractère de «montage» des images, à la fois «montage de sens et montage de temps», «montages doués - comme au cinéma - d'une capacité à se mouvoir, à défiler, à s'infiltrer partout, à déferler ou à tourbillonner comme des fluides, à s'infiltrer dans les objets qu'ils "influencent"». Aussi, dans Ninfa fluida, se fait-il l'interprète du critique allemand (au sens où un musicien interprète un morceau et en renouvelle le sens) en exhibant de multiples autres «survivances» de la nymphe, à la fois archétype, «différence et répétition», «ritournelle» ou «pli» deleuziens, forme et matière, image-temps et image-mouvement, «brise imaginaire» qui souffle sur toutes les danses, les tissus voletants, les drapés de l'histoire de l'art.
«Morphologies fluides»
Il regarde «passer» la nymphe dans l'histoire de la littérature et de l'art, des sculptures baroques aux photographies contemporaines, des «images de fluidité» chez Ovide, Lucrèce ou Victor Hugo, d'un dessin à la pierre noire de Léonard de Vinci (Etude de déluge), à une aquarelle de Gustave Moreau ou de William Turner (A Steamboat and Crescent Moon), une huile sur toile de Gustave Courbet (la Vague) ou de Claude Monet (Nymphéas), une des «somptueuses morphologies fluides» de Katsushika Hokusai, les marines d'August Strindberg - «à peu près contemporaines des grands récits océaniques d'Herman Melville (Moby Dick, Billy Bud), de Joseph Conrad (Typhon, En marge des marées), voire de Virginia Woolf (les Vagues)» - jusqu'à certaines œuvres (Klimt) où «les nymphes, comme personnages gracieux de l'Antiquité classique» deviennent «les nymphes, petites lèvres de l'organe sexuel féminin».
Si Georges Didi-Hubermann les suit ainsi, c'est que ces «images de fluidité» permettent de dire quelque chose sur la «fluidité des images», sur la façon dont elles «fluent et refluent», vivent de «ce mouvement de ressac qui nous les rend à la fois si proches (caressantes, intimes) et si lointaines (mystérieuses, retirées)», tourbillonnent, se retirent et reviennent «jusqu'à se lover dans l'"antre de pierre" de nos psychismes inconscients, hors de notre vue puisqu'au centre de nous-mêmes». Exactement comme le désir.
(1) Voir par exemple la Folie qui vient des Nymphes, de Roberto Calasso, ou «Nymphae» (in Image et mémoire) de Giorgio Agamben.