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Histoire

La décolonisation, terreau des dictatures

L’historien Pierre Vermeren passe au crible le fiasco des politiques occidentales dans les ex-colonies du monde francophone.
«Alger, 15 juin 2011», de Bruno Boudjelal. (Photo Bruno Boudjelal / Agence VU)
publié le 9 décembre 2015 à 18h06

«Cinquante ans après les indépendances, les printemps arabes ont reposé la question du Sud et des droits politiques de ses habitants. […] Les Français ont feint de découvrir les tyrannies, la souffrance et les frustrations de ces peuples du Sud», écrit Pierre Vermeren dans le Choc des décolonisations. Pierre Vermeren est professeur d'histoire contemporaine à Paris-I-Panthéon-Sorbonne, spécialiste des mondes arabe et nord-africain. Tout au long du livre, il fouille les racines fasciculées du legs colonial qui courent sous le macadam des lâchetés et compromissions des élites françaises. Ces dernières ont laissé leurs successeurs, souvent d'une parfaite éducation, notamment à la tête des pays du Maghreb et d'Afrique, agir en toute impunité dans un silence complice.

Certes, rappelle Vermeren, il y a bien eu le discours de La Baule, en juin 1990, lors duquel François Mitterrand invitait les chefs d'Etat africains à engager leur pays «à plus de démocratie». Ce que Jacques Chirac avait résumé, comme le rapportait le Canard enchaîné, en 1999 : «Il faut bien que les dictateurs gagnent les élections, sinon ils n'en feront plus.» Vermeren rafraîchit nos mémoires en évoquant le cas d'Hissène Habré, jugé à Dakar par les Chambres africaines extraordinaires (CAE), un tribunal ad hoc constitué pour juger les actes commis lorsqu'il dirigeait le Tchad. Ce dernier, couvert par Paris quand il luttait contre Kadhafi au milieu des années 80, est débarqué par la DGSE au profit d'Idriss Déby en décembre 1990. Ce pilier de la «Françafrique» le reste plus que jamais sous la diplomatie militaire incarnée par le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, dans la zone subsaharienne.

Parcimonie. Force est de constater qu'un quart de siècle après ce discours de La Baule, la marche vers la démocratie n'a pas eu lieu. Vermeren éclaire l'histoire contemporaine des anciennes colonies, sur lesquelles la démocratie n'a pas mordu, avec une puissante lampe torche. Des réussites sectorielles existent, «mais l'ensemble n'est pas au point dans le développement ou dans la conquête des droits et libertés politiques […], les anciens pays du "champ" sont des clubs d'autocrates francophones», écrit Vermeren. Pour lui, la France aurait «peu agi» sur ses colonies mais aurait investi dans ses élites. «Les malheurs viennent-ils du fait que les Lumières n'ont été distribuées qu'avec parcimonie ?» interroge l'historien. Il y a aussi parfois pire épouvante que les crimes qui accompagnent le fiasco de ces décolonisations : le silence. Comme celui de Paris sous couvert de guerre froide (Cambodge et génocide khmer, p. 79). La guerre civile dans les années 1990-2000 en Algérie (200 000 victimes) s'est déroulée à huis clos : «Un nouveau jihad d'ampleur internationale s'installe. Cette guerre civile entre groupes jihadistes et armée est la première du genre dans le monde arabe. Vingt ans sont nécessaires pour que de telles circonstances se remettent en place en Syrie/Irak», souligne Vermeren dans un chapitre intitulé «Désintégration des espérances du colonisé». Pourtant, au cours des années 90, s'impose la nécessité de combattre l'islamisme «en un front uni des pays arabes et des pays occidentaux»,écrit-il, alors que, comme ses rivaux maghrébins, la Tunisie de Ben Ali a carte blanche pour mater ses opposants. L'islamisme se transforme alors en «une nouvelle martingale» de l'autoritarisme.

«Paradoxe». Le travail de l'historien est de tisonner les foyers de l'amnésie. Vermeren y parvient remarquablement dans ce livre écrit d'une langue limpide. Il nous remonte du fond de notre sommeil dans cet automne atroce qui nous cueille avec les attentats du 13 Novembre. Dans un autre chapitre, «Soumission des peuples et répression des opposants», il écrit ceci à propos des pays du Maghreb : «La privatisation à domicile du spectacle filmé accompagne la réislamisation des sociétés. Son corollaire est la fermeture des librairies, des cinémas, des bars et autres lieux publics mixtes ou de plaisir. Mais ce repli sur la sphère privée accepté par les Etats se retourne contre eux. La diffusion conjointe de la pornographie et des chaînes religieuses du Moyen-Orient sur la télé par satellite et par Internet est un paradoxe apparent qui durcit la situation des femmes et prépare au jihad.»

Ce même «Internet»prépare «le printemps arabe de 2011» qui «tétanise» Paris et l'Occident, lesquels n'ont rien «vu venir» ; ils sont prêts à soutenir ce qui arrive et semble aller dans le sens de l'histoire «pourvu que le Moyen-Orient pétrolier soit préservé». Vermeren, à nos yeux aveugles, évoque les guerres du Congo et des grands lacs d'Afrique entre 1993 et 2003. «Le plus stupéfiant, écrit-il, dans cet épisode effrayant digne d'une catastrophe biblique, c'est que 6 millions de morts (1944-2003) et 4 millions de déplacés ne suscitent ni couverture médiatique ni une véritable indignation africaine ou occidentale.» Vermeren la qualifie d'ailleurs «de guerre invisible absolue».