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Libération
Critique

«Prendre la responsabilité au sérieux», régal légal

Savoir reconnecter responsabilités et pouvoir.
publié le 11 décembre 2015 à 17h46

Si on s’électrocute avec un appareil dont le coupe-circuit est défectueux, la responsabilité sera imputée au fabricant, qui devra payer des dommages et intérêts, ou, dans des cas plus graves, subir une sanction pénale. Mais à qui revient la responsabilité des innombrables

«catastrophes sociales»

- fermetures d’usines, délocalisations, précarité, chômage… - provoquées par la crise financière de 2008, la déréglementation des marchés du travail et la «fabrication» de produits financiers dérivés ? L’Etat guinéen ou l’Etat grec, par exemple, doivent-ils être tenus pour responsables

«de la dégradation de la situation sanitaire de leur population, alors même que cette dégradation résulte en fait de consignes que leur ont donnée le FMI ou la Troïka ?»

Et qui peut répondre (

respondere

, d’où vient responsabilité) du réchauffement climatique ?

Mouvements inverses. La notion de responsabilité oscille entre la philosophie et le droit. En philosophie politique et morale, elle est attachée à la liberté : nul n'est responsable de son action si elle est contrainte, que cette contrainte vienne de l'extérieur ou de l'impossibilité pathologique de vouloir et d'entendre. En droit, elle est attachée à l'«imputation» : est responsable (pénalement, civilement, administrativement) la personne à qui l'on peut imputer la violation d'une norme ou d'une loi. La responsabilité philosophique, ou morale, et la responsabilité juridique suivent deux mouvements inverses, comme si l'une allait de la base à la pointe d'un cône, et l'autre en sens contraire. La première doit en effet s'étendre au maximum, afin que le plus grand nombre d'hommes possible agisse pour le bien de l'humanité, et fasse que ses actions soient compatibles «avec la permanence d'une authentique vie humaine sur terre» (Hans Jonas). La seconde, au contraire, doit «se rétrécir», de sorte qu'elle puisse n'être qu'à la charge d'un seul, le «coupable».

C'est là que le bât blesse : lorsque les actions sont partagées, distribuées en réseaux, imbriquées les unes dans les autres, tenues par un «lien d'allégeance» qui «permet à la partie dominante (suzeraine) de faire peser sur la partie dominée (vassale) la responsabilité des décisions qu'elle lui impose de prendre dans la gestion de ses affaires», il devient extrêmement difficile de désigner l'agent responsable, comme il est difficile de suivre les traces de l'évasion fiscale à travers les mille poupées russes des sociétés offshore. D'un point de vue politique, il est aisé de dénoncer l'incapacité des Etats à «obliger ceux qui détiennent le pouvoir économique» d'assumer une éthique de la responsabilité. Mais du point de vue juridique ? Comment «"reconnecter" pouvoir et responsabilité» pour «éviter le transfert des risques sur les plus faibles» ? C'est à cette question que répond Prendre la responsabilité au sérieux, essai collectif dirigé par Alain Supiot et Mireille Delmas-Marty, professeurs au Collège de France.

L'ouvrage, auquel ont contribué, entre autres, Charles Malamoud, Cláudia Perrone Moisés, Jean-Noël Robert, Vivian Grosswald Curran, Supriya Routh, Bin Li, Luca d'Ambrosio, William Fletcher ou Olivier Descamps, est d'une brûlante actualité, et on rêve que les participants à la COP 21 en fassent leur lecture du matin : cherchant à savoir si «le droit peut être armé afin de permettre que les acteurs les plus puissants de l'ordre global - les Etats et les ETN [entreprises transnationales] - puissent prendre en charge la protection du climat et répondre des conséquences de leur action et leur inaction», il aboutit en effet à une série de propositions très élaborées, pour «d'une part rendre opérationnel le principe de responsabilités communes mais différenciées et, d'autre part, rendre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre (GES) opposables et justiciables».

Issu d'un colloque international, Prendre la responsabilité au sérieux examine d'abord, dans une perspective comparatiste, l'histoire même de la responsabilité et de ses variations selon les civilisations (africaine, indienne, chinoise…), d'où il appert qu'avant d'être «devoir de répondre après coup de faits dommageables», elle se décline en termes «de charge à assumer, de conduite à tenir et d'équilibres à préserver». Puis, indexées à celles des risques écologiques, sociaux et financiers de la globalisation - «l'instauration du Marché total à l'échelle du globe» - sont traitées trois questions essentielles : «Qui sont les responsables ? Qui peut déclencher l'action en responsabilité ? Et enfin qui est juge de la responsabilité ?»

«Masque juridique». L'étude, parce qu'elle suit le fil du droit (et n'est donc pas pré-déterminée par la politique mais la détermine sur le long terme), se fait dès lors passionnante, car l'imputation de responsabilité est de fait «cachée» par les multiples voiles dont dispose le capitalisme mondialisé : «le trust ou la société anonyme», l'internationalisation, l'emboîtement et l'organisation réticulaire des entreprises, voire ce «masque juridique» qu'est la notion de «personnalité morale», qui «ouvre aux décideurs économiques la possibilité d'avancer masqués sur la scène des échanges». Si bien que les crises qui touchent le travail, la nature et la monnaie semblent advenir dans une «société à irresponsabilité illimitée», où méga-entreprises et grands groupes financiers sont toujours «au-delà du bien et du mal», de la morale et du droit, et où, en dernier ressort, ce sont toujours les Etats, pourtant dépossédés de leur souveraineté par ces mêmes groupes, qui doivent payer. Cet ouvrage pourrait contribuer à changer les choses, en ce qu'il montre que «des voies existent pour attraire les responsables de désastres écologiques, sociaux ou monétaires devant des instances judiciaires nationales ou internationales» - bien qu'elles soient peu empruntées, «par manque d'audace ou en raison de la collusion des Etats avec les responsables».

Si le droit peut faire ce que la politique peine à réaliser, c'est la morale qui gagne, car prendre la responsabilité au sérieux, c'est aussi (ré)introduire, dans un capitalisme sans éthique, quelque chose comme une justice sociale, seule apte à freiner la «montée vertigineuse des inégalités, du chômage, des migrations économiques, du retour aux fureurs religieuses, nationalistes et identitaires et plus généralement de la violence».