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Libération
Enquête

Avec le «Do It Yourself» la photo retourne au labo

Auto-publications et livres objets court-circuitent l’édition traditionnelle
«Until Death Do Us Part» de Thomas Sauvin (Jiazazhi press, 2015). (Photo Christophe Maout)
publié le 18 décembre 2015 à 17h26

En anglais, un «beau livre» se dit «coffee table book». Littéralement, c'est un objet à poser sur la table basse. Le livre est souvent imposant, parfois même énorme, au point qu'il pourrait carrément remplacer la table en question. Il y a un texte introductif et puis défilent les images. Voilà, en gros, à quoi ressemble un «livre de photos». Mais alors, où ranger ce paquet de cigarettes chinoises qui cache des vieux clichés, ce bouquin de Martin Parr dont la couverture est un jeu où il faut mettre une bille sur la tête du Britannique, cet immense carnet ocre rempli de photos de Masaïs et qui ressemble à un brouillon crayonné, le coffret de cartes postales de Sophie Calle aux éditions Actes Sud ? Dans la même bibliothèque que les coffee table books peut-être, mais à côté, dans un rayon sans étiquette autre que celle, très vague, d'édition «indépendante et créative». Depuis plusieurs années, le phénomène frémit, séduit. Et il intrigue, tant il se situe à contre-courant des stratégies des mastodontes du milieu et a su transformer ses contraintes en atouts.

Ferme. A la base, il y a évidemment des images. Des travaux de photographes indépendants, jeunes ou non. C'est bien joli, mais une fois fini le boulot, qu'en faire ? Le proposer à Steidl, Rizzoli ou Taschen et se voir fermer la porte au nez ? Se battre pour qu'un éditeur en fasse un livre et constater que les diffuseurs le refusent, la crise du secteur interdisant aux vendeurs les prises de risques et les paris ? De plus en plus d'artistes appliquent à eux-mêmes le slogan de Nike («Just do it») et s'auto-éditent, créent des minuscules structures. Ainsi, en 2014, le photographe italien Nicolo Degiorgis a créé Rorhof. Une évidence : «J'ai toujours eu envie de faire des livres et je considère Rorhof comme un studio artistique. Rorhof est le nom original d'une ferme du XVIe siècle où se situe mon studio près de Bolzano dans le Tyrol.»

Nicolo Degiorgis est l'auteur d'un petit livre très remarqué en 2014, Hidden Islam, qui mettait en lumière les lieux de prière musulmans dans le nord de l'Italie : entrepôts, magasins, supermarchés, appartements, garages, discothèques… «J'ai rencontré plusieurs éditeurs traditionnels qui n'ont pas été intéressés. Puis, je l'ai auto-édité à 1 000 exemplaires. J'ai gagné plusieurs prix et, au total, j'ai réinvesti l'argent pour retirer 5 000 exemplaires en tout.» Preuve que l'indépendance n'est pas forcément synonyme d'insuccès commercial. Toutes ces publications se vendent à un prix accessible, une bonne trentaine d'euros, même s'ils ne bénéficient pas des économies d'échelle des «majors».

Etre seul permet de faire ce qu'on veut et, mieux, de ne rien faire comme les autres. Revenons au paquet de cigarettes chinoises, ironiquement intitulé Until Death Do Us Part. A l'intérieur, des images de mariages chinois où les convives allument clope sur clope, fourrent des cigarettes (non allumées) dans le bec d'un bébé. Thomas Sauvin, né en 1983, a trouvé ces images en Chine chez un recycleur en nitrate d'argent dans la périphérie de Pékin. Ex-collaborateur de l'éditeur britannique AMC books (Archive of Modern Conflict) et du festival de Lianzhou, il a créé une collection d'archives qui couvre vingt ans de photographie argentique chinoise (1985-2005) et dont il extrait des petits livres-objets. Ses créations sont l'objet de spéculation en ligne, où les prix flambent. Pour fabriquer Until Death Do Us Part, ont été vidés un nombre incalculable de paquets de cigarettes : «Je me suis remis à fumer pour écouler les 60 000 clopes», raconte Thomas Sauvin qui précise : «Elles ne sont pas terribles.»

Foires. Amazon et les sites spécialisés de vente en ligne contribuent à la diffusion de l'édition indépendante. Plus généralement, le phénomène se nourrit d'Internet, de la libre circulation des images, de la mise en contact d'un photographe néerlandais avec un autre au Japon, d'un étudiant de Lausanne avec un graphiste new-yorkais ou londonien. Pour avoir un aperçu de cette internationale de la création, on peut se rendre, en octobre et en parallèle de Paris Photo, dans deux foires : Offprint et Polycopie. La première, qui se tient dans la cour des Beaux-Arts, à Paris, s'est lancée à l'initiative de Yannick Bouillis en 2010. Plusieurs milliers de visiteurs s'y pressent, et environ 130 exposants, venus d'une vingtaine de pays, participent. Ancien libraire, Bouillis a monté Offprint en constatant la richesse du «Do It Yourself», la manière dont les photographes se sont réappropriés l'objet-livre : «Faire une liste de maisons intéressantes se fait très vite. Il y en a tellement. Nous recherchons des créateurs qui ont des pratiques émergentes, qui inventent des formes, mais qui portent également un regard engagé sur le monde.»

Même esprit à Polycopie, salon du livre photo alternatif sur la péniche Concorde Atlantique. «Le livre de photographies nous sauve de la masse des images, c'est un temps calme et méditatif préservé. Il donne un sens», analyse Sebastian Hau, directeur artistique au BAL et cofondateur de l'événement. Il est aussi à l'origine de Cosmos, un événement satellite des Rencontres d'Arles, axé autour du livre et qui cette année paraissait totalement intégré à la programmation, au cœur de la photographie comme moyen d'expression et de diffusion. «Faire un livre de photographies, s'auto-éditer, parler de soi, c'est un acte politique et social. Acheter un livre, c'est un acte de plaisir. C'est une histoire de rencontre dans un monde individualiste. De plus en plus de clients achètent un livre photo comme si c'était un roman ou une bande dessinée. Les livres de photographies deviennent narratifs avec des histoires incroyables», juge-t-il. «Avec la crise générale du livre, de plus en plus d'acheteurs se tournent vers le livre-objet. Et les livres auto-édités marchent très bien. La preuve sur Amazon où ils se classent dans les meilleures ventes.»

Flip-book. L'édition indépendante change le statut même du livre. Il redevient un ouvrage pensé, un travail de graphistes, où la forme s'adapte au sujet, et donc à rebours de l'esprit souvent générique des gros éditeurs. La liberté est totale : certaines publications sont énormes, d'autres font à peine quelques centimètres de large. Il y en a qui s'amusent à reproduire un flip-book pour enfants, d'autres qui conçoivent des gros volumes façon encyclopédie. Alexis Fabry de Toluca, spécialiste des livres d'artistes en coffret très haut de gamme et édition limitée, remarque : «Pendant longtemps la photographie était faite pour le livre, et aujourd'hui elle retrouve sa destination originelle. Le numérique a permis de nouvelles choses avec des éditons courtes qui relèvent de l'artisanat. Il peut y avoir une petite économie avec des tirages à 200 exemplaires qui rencontrent des collectionneurs.» Ce fourmillement éditorial est récompensé par des prix : ceux du Deutsche Börse, des Rencontres d'Arles, de Paris Photo Aperture Foundation Photobook Award, de Kassel Festival Best Photobook. Le dernier-né, l'Anamorphosis, a été créé par la photographe Anouk Kruithof, uniquement consacré aux livres auto-édités.

Il serait trompeur de ne voir là qu’un phénomène de niche, un mouvement hors sol et détaché de notre consommation générale de photographies. C’est en réalité un vaste laboratoire de recherche et développement. Les grands éditeurs lorgnent le nom de tel graphiste, s’inspirent des choix de telle micro-structure. De la même manière que, dans les années 90, les magazines indépendants rivalisaient d’excellence, offrant des plateformes de papier à la photographie des Wolfgang Tillmans, Juergen Teller et influèrent toute la presse modeuse, la micro-édition indépendante infléchit aujourd’hui le secteur dans son ensemble. Les tables basses vont en voir de toutes les couleurs.