Il y a ceux qui comprennent et puis il y a les autres. Pour certains, faire une liste, organiser sa journée (la déambulation imminente au supermarché notamment) ou sa vie, est inutile. Mais ils sont si rares. «L'être humain a peur de l'inconnu et, en tant que tel, éprouve un profond besoin de nommer et de grouper les choses, de leur assigner une place», écrit Shaun Usher dans la préface de la compilation d'Au bonheur des listes. Le Britannique est également l'auteur d'Au bonheur des lettres, recueil épistolaire paru en 2014. Ecrire à quelqu'un est un geste magnifique, et faire une liste a la même beauté, à ceci près que l'action est avant tout intime. La preuve dans les 125 fragments (eux-mêmes fragmentés) d'Au bonheur des listes.
Bœuf. On lit la liste des «amants rêvés», griffonnée par Marilyn Monroe. Ils sont 17, et entre Jean Renoir et Albert Einstein, on voit les noms d'Yves Montand et Arthur Miller, qu'elle aimera plus tard. Ailleurs, c'est la tentative de Georges Perec de faire l'inventaire de ce qu'il a mangé et bu en 1974. Cela commence par «Neuf bouillon de bœuf, un potage aux concombres glacés, une soupe aux moules» et cela finit, en toute logique, par «trois Vichy». Ou bien la liste de courses de Galilée de 1609 qui, après avoir pensé à acheter des «lentilles, pois chiches, riz, raisins secs, épeautre», écrit devoir prendre des «lentilles polies allemandes» pour concevoir sa lunette astronomique. Ou encore les 44 péchés d'Isaac Newton, 19 ans en 1662, dont celui-ci, «Manger une pomme en Sa demeure», soit à l'église. Ce qui est cocasse au vu du rôle du fruit dans la légende du génie. On pourrait, il faudrait, citer chacune de ces listes tant elles sont formidables, tant chaque page de l'ouvrage, illustrée souvent par le fac-similé de l'original, happe et fait rentrer dans un esprit, névrotique sans doute (et alors ?).
Faire une liste est un geste d'écriture, et donc de pensée. Cela permet de l'ordonner. Ainsi des cinquante noms imaginés pour les sept nains par Walt Disney (Jacasseur, Flagada, Mélancolique…), de ceux auxquels Edison pensait pour ce qui allait devenir le phonographe (orchéomètre, sphygmophone, psittakophone…), des alternatives au «Frankly, my dear, I don't give a damn» d'Autant en emporte le vent que les scénaristes imaginèrent pour faire plaisir aux censeurs hollywoodiens qui le jugeaient vulgaire. C'est aussi organiser sa vie, comme les règles d'éducation de Susan Sontag, les ordonnances que le Jonathan Swift de 32 ans se fixaient pour «quand (il) ser(ait) vieux» : «Ne point trop parler, surtout de ma personne», ou «Ne point chérir les enfants, ni leur permettre de venir à moi», la deuxième partie étant barrée, comme un sursaut de gentillesse.
Trucs. Mais lister n'est pas toujours sympathique, à l'image du code d'honneur de la mafia, des conseils rétrogrades aux jeunes dames des magazines, des motifs d'admission des asiles américains. Anecdotiques ou historiques, dérangeantes ou libératrices, ces listes sont des preuves de la capacité de la pensée à surgir d'un coup, de s'entasser et créer un monde de l'imagination. A la fin des années 90, le génial Billy Wilder donnait ses «trucs à l'intention des jeunes scénaristes». Les deux premiers étaient : «1. Les spectateurs sont inconstants. 2. Chopez-les à la gorge et empêchez-les de s'enfuir.» C'est exactement le programme d'Au bonheur des listes.