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Libération
Critique

Alfred Hayes, le scénario d’un désenchantement

Traduit près de soixante ans plus tard, «Une jolie fille comme ça» raconte une liaison empreinte de domination dans l’univers hollywoodien.
publié le 23 décembre 2015 à 19h41

En 1958, année de l'assassinat de la mère de James Ellroy à Los Angeles, Alfred Hayes publie un roman, aujourd'hui traduit en français, qui se déroule dans la même ville, celle des célèbres studios, fabriques d'insécurité et de tyrannie à peine policée. Une jolie fille comme ça n'est pas un roman noir, mais vous y verrez le sang couler.

C'est l'histoire d'une liaison entre une jeune femme désirant rejoindre «cette catégorie infiniment extensible des actrices» et un scénariste de 35 ans qui souffre d'une grave maladie joliment nommée «la sympathie empêchée». Elle entraîne sadisme, mélancolie et instants de grâce lorsque le cœur se fraie un chemin en débroussaillant les passions tristes. Gallimard a confié la traduction du roman à Agnès Desarthe. Elle ne pouvait qu'être séduite par l'alternance de gouaille et de subtilité de l'écriture.

Cynisme. Né en Angleterre en 1911, arrivé à New York à l'âge de 3 ans, Hayes a écrit six autres romans dont l'un fut adapté pour le cinéma par Joseph Kessel (Un acte d'amour, avec Kirk Douglas). Reporter, membre des services spéciaux américains en Europe pendant la guerre, Hayes fut, comme son héros, scénariste à Hollywood, et avant cela en Italie. Bien qu'il ne figure pas au générique du Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, il en a coécrit le scénario, comme il l'avait fait avec Federico Fellini et Klaus Mann pour Paisa, de Rossellini.

Mort en 1985 en Californie, Hayes fut communiste avant-guerre. Et la domination tranquille qu'exerce un homme sur une femme est l'un des thèmes d'Une jolie fille comme ça - en ce sens, roman politique. L'écrivain prend parti pour la dominée mais accorde au narrateur des circonstances atténuantes : le cynisme d'un milieu professionnel et la difficulté de vivre avec les autres et de les aimer. Hayes était un grand désenchanté. La domination imprègne la narration, puisque le héros-scénariste raconte à la première personne cette brève relation qui finira mal, prenant en charge, à de rares exceptions près, les mots de la jolie fille pour nous les rapporter. Il parle pour elle, quand nous aimerions lui dire : «Parle pour toi.»

Gouaille. Hayes joue à merveille avec les ambiguïtés de ce dispositif. Quand le narrateur peste contre le manque d'humour et de charme de la jeune femme, ce sont ses propres lacunes qu'il pointe. C'est elle qui voit clair en lui, en le diagnostiquant «complètement désespéré». Il le nie avec une belle formule désabusée : «C'était elle qui avait tâté du Pacifique.»

Le roman s'ouvre sur la tentative de suicide de la fille - ni elle ni le personnage masculin n'ont de prénom. Le narrateur la voit, «nymphe en complète déconfiture», approcher l'océan un verre à la main puis s'y enfoncer. Il sort de l'eau son petit corps de poupée, elle vomit «l'eau salée, le gin et son dernier repas, pouah», pense son sauveur. Voilà pour la gouaille. Parce qu'il est pour quatre mois sans sa femme, restée à New York, parce qu'il n'a pas d'amis «en ville». Bref, faute de mieux, prétend-il, le scénariste va fréquenter la jeune femme sans le sou, triste, gracieuse et judicieuse. Mais il lui remet la tête sous l'eau, lui reproche tout, «l'épouvantable atmosphère de négativité dans laquelle elle semblait se débattre» et le fait qu'elle soit jolie («j'aurais peut-être éprouvé plus de compassion si elle ne l'avait pas été»).

Détente. Dans une des très belles scènes du roman, il invite la jeune fille dans un club où joue un quintette de jazz. Un homme noir la regarde et l'approche. Il lui sourit «tout en dents blanches et il lui glissa quelque chose à l'oreille» qui la fit sourire à son tour. Pourquoi tant de douceur à elle adressée ? «Mais quelle est cette chose qu'il voit et qu'apparemment je ne vois pas ?» Le narrateur s'aveugle devant la valeur d'une femme qui le ramène à la vie. A elle qui ne possède déjà pas grand-chose, il ôte tout. Quoique, pas toujours. Un soir, tandis qu'elle est prostrée dans le noir, il s'ouvre un peu, se déplie enfin : «Le dire. Le dire enfin, quelque part, "Je t'aime." Penser (ne fût-ce que pendant ce court, ce faux instant) que ces mots avaient été prononcés.» La détente sera de courte durée.

Il faut lire également l'autre roman d'Alfred Hayes traduit en français, In Love (1), qui forme avec Une jolie fille comme ça un diptyque. Sa réédition américaine fut préfacée en 2007 par Frederic Raphael, scénariste d'Eyes Wide Shut, notamment. Publié en 1953, In Love a-t-il vieilli, se demande Frederic Raphael. Non : «Un bijou est un bijou est un bijou.»L'appréciation vaut pour les deux panneaux du diptyque.

(1) Alfred Hayes, In Love, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par André Bay, Stock, 180 pp., 17,25 €.